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Tout éteindre, une tendance en plein essor La France voisine est pionnière, des communes aux commerces; Genève est plus frileux

On peut optimiser l’éclairage existant, investir dans des moyens high-tech, adapter l’intensité selon les zones. Et on peut aussi, tout simplement, tirer la prise. Couper l’éclairage public durant la nuit, cela se fait déjà dans de nombreuses communes frontalières. La France est en avance dans la réhabilitation de la nuit. 37 communes dans l’Ain et 197 en Haute-Savoie pratiquent ou ont pratiqué au moins une fois l’extinction nocturne selon un recensement à l'échelle nationale. C’est notamment le cas de Saint-Julien qui éteint ses hameaux de 1h à 5h et son centre une partie de la nuit. A Sauverny, les candélabres sont éteints toutes les nuits depuis 2 ans, sauf les vendredis et samedis soirs. Archamps coupe tout de 0h à 5h depuis janvier 2018 et son maire, Xavier Pin, indique avoir réalisé en un an plus de 9000 euros d'économies sur la facture d'électricité, remboursant les investissements engagés. Quant à Annemasse, elle éteint l’éclairage public entre minuit et 5 heures en bordure de l’Arve et sur une partie de la zone industrielle et commerciale. De plus, ses voies rapides n’ont pas de lampadaires mais des catadioptres, tout comme un bon tiers de la voie rapide à Annecy ainsi que les autoroutes ATMB à Archamps et Etrembières.

Pascal Moeschler, biologiste et conservateur au Muséum d’Histoire naturelle, et Eric Achkar, ingénieur et président de la Société astronomique de Genève, accompagnent les communes dans leur transition. “Les autorités se rendent compte que la conscience collective est en train de changer, rapportent-ils. Certains maires n’étaient pas convaincus mais ils se sont vite rendus compte qu’en plus d’être une mesure en faveur de l’environnement, limiter l’éclairage permet de réaliser rapidement d’importantes économies.”

En septembre de l'année passée, près de 200 personnes se sont réunies à Valleiry, en France voisine, pour sa première extinction de l'éclairage public afin de découvrir le ciel étoilé. ( Image: Magali Girardin)

Valleiry expérimente l'extinction totale

Valleiry a franchi le pas le 14 septembre 2018. Rendez-vous est donné dans un champ en périphérie des habitations, en présence d’Eric Achkar et de plusieurs sociétés astronomiques de la région. On fait la queue pour se plonger dans l'oeil des petits télescopes; on s'extasie devant la lune et surtout devant Saturne. On voit même ses anneaux!

Plusieurs sociétés astronomiques de la région ont apporté des télescopes et ont permis aux noctambules émerveillés de redécouvrir les étoiles. (Images: Magali Girardin/Eric Achkar)

Le maire, Frédéric Mugnier, racontera plus tard que près de 200 personnes se sont relayées ce soir-là, “c’était un moment magique, enfants comme adultes étaient émerveillés.” Cette expérience a marqué le début d’une extinction régulière des lampadaires: depuis le 14 décembre, tout s’éteint de 23h à 5h du matin du dimanche au jeudi. “Le vendredi et le samedi, les gens sortent plus tard, nous avons donc décidé de conserver un éclairage.” Le maire soutient que le bilan est plus que positif, “les gens sont enchantés”. Les actes d’incivilités ont-ils augmenté? Les habitants ont-ils peur dans les rues sombres? “Nous n’avons pas eu de remarques dans ce sens et n’avons pas enregistré d’augmentation des actes malveillants.” Quid du bilan financier? Le maire indique ne pas avoir encore de retour financier, "nous ferons un point de situation à la fin du mois avec le comptable pour avoir une première tendance".

Frédéric Mugnier précise encore que la commune s’est engagée dans une refonte complète de son éclairage public. “Eric Achkar m’a ouvert les yeux, il faut arrêter de foncer dans le mur en klaxonnant et agir. C’est pourquoi nous avons choisi des leds aux couleurs chaudes pour renouveler notre parc lumineux, même si cela représente un investissement plus important que des leds froides. Nous avons également adressé un courrier aux privés pour les encourager à jouer le jeu et éteindre un maximum les lumières.” Et de conclure: “Je sais que mon apport dans la lutte contre la pollution lumineuse sera modeste mais au moins j’aurais contribué un peu à rendre l’environnement un peu moins hostile pour la faune.”

Tout éteindre à Genève?

En Suisse, le Val-de-Ruz avec ses quelque 17'000 habitants est la plus grande commune de Suisse à éteindre ses lampadaires. A Genève, on n’est pas encore prêt à tout éteindre, même si les SIG rapportent être en discussions avec certaines communes, dont Vernier, pour procéder à des extinctions totales la nuit, entre 1h et 5h du matin. Seul Lully pratique déjà l’extinction totale depuis quelques années. Bernex a tiré la prise pour la première fois ce printemps, pour une expérience inédite. "Nous sommes venus avec 25 télescopes, raconte Eric Achkar. Le ciel était rempli d'étoiles, c'était magique! Le public, comme à Valleiry, a répondu présent. Il était conquis par la beauté de la nuit et aussi très intéressé; nous avons répondu à de nombreuses questions sur l'univers et sa constitution." Il ajoute: "En rentrant de Bernex, malgré l'extinction, on voyait le mobilier urbain sans problème avec les quelques éclairages privés qui étaient restés allumés ainsi le halo lumineux du centre-ville."

Si la volonté de réduire et d’optimiser l’éclairage est bien là et si les communes se sont emparées de la problématique depuis plusieurs années déjà, le pari de l’extinction totale peine encore à séduire. “Je pense qu’il y a des freins anthropologiques à cette extinction totale, avance Pascal Moeschler, conservateur au Muséum d'histoire naturelle. Notamment la peur du noir, qui est d’une grande modernité, ainsi que le ressenti autour de la sécurité.”

La France est encore en avance sur d’autres points. Ainsi, un arrêté national de 2013 promulgue l'obligation d'éteindre les enseignes lumineuses et les vitrines chaque nuit entre 1h et 6h du matin. A Genève, on en est encore loin. Les socialistes du canton avaient tenté d’ouvrir la voie en 2014, avec un projet de loi pour limiter l’éclairage nocturne des bâtiments non résidentiels entre 1 h et 6 h du matin ainsi que les procédés de publicités lumineuses; le texte a été rejeté par la droite au Grand Conseil. Le lobby des milieux économiques et touristiques soutenait, et soutient encore, l’importance de l’éclairage pour donner l’image d’une ville active et vivante.

Dans les rues basses, certaines enseignes jouent le jeu de l'extinction, d'autres ont laissé leurs grandes veilleuses. (Image: Laurent Guiraud)

Blaise Matthey, patron de la Fédération des entreprises romandes, soutient que l’éclairage privé est nécessaire car il vient en complément du public et contribue à assurer un certain contexte sécuritaire “pour le promeneur comme pour un propriétaire d’arcade ou de bâtiment. L’éclairage va de pair avec une certaine surveillance, il y a une finalité préventive.” S’il est favorable à un débat sur l’intensité de cet éclairage du privé, il s’oppose en revanche à une extinction complète, comme cela se pratique déjà en France. “Sur le fond, je comprends la démarche. Mais on ne peut pas être aussi absolu, dans certains endroits le seul éclairage public n’est pas satisfaisant.” Il tient encore à souligner que “les commerces et les industries investissent depuis des années dans une optimisation de leur éclairage pour des questions de coûts”.

Isabelle Fatton, de la Fédération du commerce genevois, renchérit: “Nos membres sont sensibles à la cause “verte” et bon nombre d'entre eux ont mis en place il y a quelque temps déjà des mesures plus écologiques. La plupart des commerces sont équipés d’éclairages de nouvelle génération, économiques et respectueux de l’environnement. Certains magasins limitent l’intensité de leur éclairage et l’éteignent à 1h du matin.” Pour elle, l’éclairage contribue au sentiment de sécurité. “Si on éteignait tout, nos rues seraient sombres avec des risques nettement plus élevés d’accidents; les casses ou vols dans les vitrines augmenteraient; la population ne se sentirait pas à l’aise.” Elle soutient encore que les vitrines servent aussi à rendre une ville attractive et à faire connaître les articles en vente. "Avec le poids de la concurrence de la vente sur Internet, cette publicité, lors de rencontres fortuites de promeneurs, peut faire office de petit contrepoids.”

Enfin, Adrien Genier, directeur de Genève Tourisme, assure qu’il y a une réelle volonté de la part des hôteliers “d’avoir des éclairages efficients et de miser sur les leds, sur des horaires d’allumage et d’extinction. Mais le pourtour de la rade fait partie de l’image de Genève! Cela fait sens de maintenir un éclairage toute la nuit, dans des zones touristiques ou emblématiques de la ville, car cela participe à son attrait et à son esthétique. Avant de prendre des décisions aussi tranchées que de tout éteindre la nuit, il faut mener une réflexion. L’éclairage fait sens à certains endroits.”

L'éclairage fait sens. Contribue-t-il pour autant à faire baisser la criminalité? Les endroits les plus éclairés sont-ils les lieux les moins touchés par la délinquance? “Il faut différencier le sentiment d'insécurité, qui est subjectif, avec la réalité des faits: on ne peut clairement pas établir un tel lien, aucun chiffre ne corrobore cela, indique Silvain Guillaume-Gentil, porte-parole de la police genevoise. Il est vrai que celui qui planifie de commettre un délit évitera de choisir des endroits éclairés. Cependant, les auteurs d’incivilités de type bagarres ou agressions agissant de manière impulsive ne vont pas forcément porter attention à la lumière.”

Et de citer un exemple qui avait marqué Genève l’an passé: la violente agression de cinq femmes par trois hommes à la place des Trois-Perdrix, en Vieille-Ville. “Cette place, comme ses escaliers, sont bien éclairés”, relève le porte-parole. Par ailleurs, selon l’Observatoire national de la délinquance et des ripostes pénales près de 80% des vols et agressions ont lieu en plein jour.

Silvain Guillaume-Gentil rapporte encore que les sondages de sécurité effectués auprès de la population révèlent que ce qui contribue le plus au sentiment d’insécurité lorsque l'éclairage public est suffisant sont les groupes d’individus “louches” ou identifiés comme tels. Et de citer une étude effectuée dans un pays nordique, où deux villes avec exactement les même caractéristiques démographiques, géographiques et les mêmes chiffres de délinquance ont été sondées. "L'une d'elle avait moins d'éclairage public et les gens s'y sentaient nettement moins en sécurité, contrairement à celle dont l'éclairage public était supérieur. Imaginons simplement la plaine de Plainpalais complètement dépourvue d'éclairage, il serait intéressant d'observer alors le comportement des passants… La traverseront-ils ou voudront-ils plutôt la contourner?"

Le porte-parole souligne encore que la sécurité routière de manière générale ne pourrait se passer d'éclairage, "tant voir et être vu est primordial", conclut-il.

Les deux initiateurs du projet "La Nuit est belle" sont tout à fait conscients de la connotation anxiogène voire négative d'une extinction de l'éclairage public. "Voilà pourquoi cela doit se faire en concertation et en accord avec la population, il faut tenir compte des sensibilités différentes, relèvent-ils. Une personne âgée nous a confié que les rues plongées dans le noir lui rappelaient les souvenirs douloureux du temps de la guerre... Alors que des jeunes femmes relèvent ne plus se sentir en sécurité dans la pénombre. Il faut procéder par petits pas et l'extinction n'est pas une fin en soi, l'important est de se saisir de la problématique."

(Ci-contre: Les escaliers de la place des Trois-Perdrix. Crédit: Pierre Albouy)

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Tribune de Genève
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