Les moutons de Gotland sont reconnues pour la qualité de leur viande et leur peau. Mais, la filière ovine de l’île s'efface. Les perspectives s’assombrissent pour un secteur déjà réduit comme peau de chagrin.
Au premier mot prononcé par Eva Twengström, le troupeau de moutons se réveille. "Allez, allez, allez !", s’époumone l’éleveuse de 62 ans à l’entrée de la bergerie. Les moutons répondent à l’appel et se précipitent à l’extérieur, malgré la température glaciale, pour brouter les dernières pousses d’herbes présentes dans les prés. "Nous n’avons pas de très bons sols ici, ce qui convient très bien au Gotland. C’est un animal très spécial, vous savez", explique la sexagénaire. Elle élève 250 brebis dans une ferme de taille modeste située près de la localité d’Hemse à une cinquantaine de kilomètres au sud de la capitale de l’île, Visby.
Robuste et résiliant, le mouton Gotland est un descendant direct du Gutefår, un bélier de l’île qui figure sur les armoiries du comté. Il ne reste aujourd’hui que quelques représentants de cette race historique désormais protégée dans un but de conservation de l’espèce. Sur l’île scandinave marquée par les hivers froids et les étés doux, le Gotland s’est imposé au fur et à mesure des croisements comme la race dominante des exploitations agricoles locales.
"Des Rolls-Royce"
Les agneaux élevés dans les bergeries de l’île produisent une viande tendre et des peaux de "très grande qualité", aime indiquer Mats Pettersson, l’époux d’Eva Twengström. Les ruminants aux toisons gris-argenté et à la queue courte sont la fierté des habitants de l’île. "Ce sont de véritables Rolls-Royce", commente Eva. "J’ai parcouru l’Europe et la Suède, j’ai vu beaucoup de moutons, mais aucun comme les nôtres", explique un peu chauvin l’éleveur ovin. "Je suis agronome de formation. Il suffit de regarder les données. Ils grandissent bien et mieux que les autres".
Le couple écoule un peu dur à lire, allitération, dans un bâtiment badigeonné de rouge de Falun, ses peaux pelucheuses et bouclées aux teintes légèrement argentées. Les prix varient entre 200 et 450 euros l’unité. "Aujourd’hui, pour être éleveur, il faut savoir être commerçant", note Eva Twengström. La vente de ces peaux représente l’une des principales sources de revenus du couple. "Nous sommes indépendants, n’avons pas d’intermédiaire, nous vendons tout par nous-même", ajoute Mats. L’abattoir situé à Visby collecte les peaux qui « nous les renvoie après un passage sur le continent". Une agriculture paysanne autonome concentrée la vente locale, un modèle qui n’est guère dans l’ère du temps puisque la taille des exploitations ne cesse de grandir sur l’île.
Le seigneur des agneaux
S’ajoute à cela une autre activité : l’élevage. Depuis son arrivée sur l’île, pour reprendre l’exploitation de sa belle-famille en 2005, Eva Twengström fait de la génétique. L’objectif est de conserver le pedigree de chaque animal et de leurs descendants. La docteure en phytopathologie mêle connaissances du terrain et rigueur scientifique. "C’est un peu comme les familles royales, on observe les lignées sur plusieurs générations. En plus, chaque agneau ou agnelle à la naissance hérite du nom de sa mère", explique-t-elle en montrant fièrement le registre d’élevage. Ce travail de sélection a été récompensé par ses pairs. En 2020, parmi les six meilleurs béliers de l’île, quatre proviennent de sa ferme. Ce travail de sélection, elle l’estime indispensable à la défense du terroir. "C’est toujours une bonne chose d'avoir des animaux nés à un endroit et de tout faire pour les y maintenir".
Le Gotland connait un succès à l’international. La filière locale exporte ses bêtes dans de nombreuses fermes de Scandinavie, aux Etats-Unis et en Nouvelle-Zélande. "Un Norvégien qui souhaite acheter des moutons cet automne pour son élevage m’a appelé hier pour voir s’il était possible d’en acquérir", précise l’éleveuse, également présidente de l’association locale d’élevage de moutons de Gotland. Ainsi, chaque automne, pour répondre à cette demande étrangère, plusieurs ventes aux enchères sont organisées. "Les éleveurs achètent des agneaux béliers suédois, un moyen pour eux de revigorer leurs troupeaux". Toutefois, ce marché ne suffit pas à assurer la survie économique de l’exploitation. "Même si le Gotland est une race prisée. On ne s’enrichit pas en vendant", affirme l’exploitante.
Un loup dans la bergerie
Entre astreinte permanente et difficultés économiques, le couple s’interroge sur sa capacité à poursuivre son activité. "On travaille 365 jours par an. (…) Nous ne sommes que deux à nous occuper des moutons. Même si c’est une petite ferme, il faut être motivé. On ne devient pas riche en élevant des moutons", relève Eva Twengström. La dernière fois que le couple a pris des vacances, c’était pour assister au mariage de leur fille sur le continent. "On ne peut pas trop s’éloigner de la ferme. Il arrive souvent que des moutons brisent des clôtures", ajoute-t-elle.
A l’époque où Eva a repris avec son mari la ferme de sa belle-famille, la localité d’Hemse comptait de nombreux exploitants et de leurs familles. Aujourd’hui, ils figurent parmi les derniers à Hemse à se consacrer exclusivement à l’élevage de moutons. Dans de nombreuses fermes, élever des ovins est devenu un "hobby" assure Eva. "La moitié des troupeaux en Suède compte moins de seize têtes", souligne-t-elle. Entre 2019 et 2022, le cheptel national a diminué de 8,4% détaille Eurostat, l'agence de statistiques de l'Union européenne.
Puissance agricole moyenne, la Suède n’a pas été confrontée sur son sol à une fronde massive de ses agriculteurs. Les terres arables ne représentent que 6,2% du territoire, contre 32,8% pour la France. Néanmoins, la révolte qui a secoué l’Hexagone et de nombreux pays européens trouve un écho auprès des deux exploitants de Gotland. Pour Mats Pettersson, les Suédois sont confrontés aux mêmes maux que leurs collègues étrangers. La hausse des taxes et la multiplication des normes environnementales et liées au bien-être animal nuirait à la compétitivité de l’agriculture suédoise. D’après une note de l’ambassade de France à Stockholm publiée en avril 2020, le surcoût causé par ces réglementations serait de 0,30 € par kilogramme de viande de porc par rapport au Danemark. "Nous avons de plus en plus de règles à respecter. Ils disent qu'ils réduisent le nombre de réglementations, mais elles ne cessent d'augmenter", affirme Mats. "Nous avions l'habitude de dire que si nous avions été éleveurs au Danemark, ça aurait été beaucoup plus facile."