Robert Badinter, combattant et conscience de la République 1928

Le hasard — le destin peut-être — aura voulu que Robert Badinter s’éteigne le jour anniversaire d’une date terrible qui façonna sans doute toute sa vie, ses engagements, ses relations, son éthique personnelle, ses combats contre l’injustice et pour la liberté, contre l’arbitraire et pour l’État de droit.

Le 9 février 1943, son père Simon est arrêté par la Gestapo lors de la rafle de la rue Sainte-Catherine à Lyon où ses parents se sont réfugiés, fuyant la zone occupée. Le jeune Robert, 14 ans, manque de se faire arrêter à son tour. Il rebrousse chemin in extremis. Il ne reverra plus jamais son père, déporté le 25 mars à Drancy et qui ne reviendra pas du camp d’extermination de Sobibór, en Pologne.

Il échappe à la rafle ordonnée par Barbie

La vie du jeune adolescent est percutée par l’Histoire — ce ne sera pas la dernière fois. Une vie qui avait commencé à Paris, dans la douceur d’un foyer aimant et soudé. Robert Badinter naît le 30 mars 1928 dans le 16e arrondissement de parents immigrés venant de Bessarabie, la partie orientale de l’actuelle Moldavie, alors sous la coupe du tsar.

Simon Badinter fuit les pogroms puis les bolcheviques en 1919, direction la France, patrie des Droits de l’Homme et République qui avait reconnu aux Juifs en 1791 l’égalité des droits. Il suit des cours à l’Institut commercial de l’université de Nancy, où il obtient le diplôme d’ingénieur commercial, puis part à Paris. C’est là qu’il rencontre Shiffra (dite Charlotte) Rosenberg… elle aussi originaire de Bessarabie. Le couple se marie le 7 juin 1923, puis est naturalisé Français début 1928, quelques semaines avant la naissance de Robert.

Robert et Elisabeth Badinter en 1988. / AFP.

De 1936 à décembre 1940, Robert Badinter est élève au lycée Janson-de-Sailly. À la maison, on parle politique, le père, socialiste, emmène le jeune Robert écouter Léon Blum pendant le Front populaire. Mais la guerre arrive et avec elle ses malheurs. En 1942, la grand-mère de Robert Badinter, Idiss — à laquelle il a consacré un livre bouleversant en 2019 — meurt d’un cancer. La famille fuit ensuite en zone libre, à Lyon. C’est là que le bonheur familial va se briser.

Outre son père, l’oncle maternel et son autre grand-mère mourront en déportation. Après la rafle de la de la rue Sainte-Catherine ordonnée par Klaus Barbie, Robert Badinter, son frère Claude et sa mère trouvent refuge dans un village de Savoie Cognin, près de Chambéry, grâce à de faux papiers fournis par un commissaire de police. Robert Badinter reviendra à Cognin en 1994 après le procès Touvier et sera fait citoyen d’honneur de ce village qui l’aura protégé jusqu’en août 1944.

À la fin de la guerre, Robert Badinter comprend que son père ne rentrera pas des camps. Il ira malgré tout au Lutétia, l’hôtel parisien où arrivaient les rescapés « tellement c’est obsessionnel, l’absence », racontera-t-il plus tard, confessant avoir « longtemps rêvé que [son] père réapparaissait…»

Avocat de Chaplin et Bardot

La famille récupère son appartement en 1947 après qu’un procès a permis d’expulser le collaborateur qui s’y était installé. Brillant élève, le jeune Robert poursuit ses études universitaires, obtient en 1948 des licences en lettres et en droit avant de partir en sociologie, boursier à l’université de Columbia où il rencontre Eisenhower, futur président américain. De retour à Paris, il s’inscrit en droit en 1951, à 23 ans, obtient un doctorat l’année suivante. Il débute comme avoué puis rencontre Me Henry Torrès. Aux côtés du baron du barreau, Robert Badinter trouve son style, plus sobre, plus net, plus efficace, bref, celui d’une nouvelle génération.

En 1985, Robert Badinter, alors ministre de la Justice, avec François Mitterrand. AFP — Pierre Verdy

En 1955, Robert Badinter épouse Anne Vernon, une comédienne qui tient le rôle de la mère de Geneviève (Catherine Deneuve) dans Les Parapluies de Cherbourg. Un an plus tard, Torrès quitte la robe. Robert Badinter rebondit grâce à une rencontre, celle de Jules Dassin. Il devient l’avocat du cinéaste américain qui a fui le maccarthysme et finit par monter un cabinet avec lequel il défendra rien moins que Charlie Chaplin, Brigitte Bardot, Roberto Rossellini, Sylvie Vartan, Coco Chanel ou Raquel Welsh.

En 1966, Robert Badinter s’associe avec Jean-Denis Bredin et traite des affaires de droit de la presse, droit d’auteur et des sociétés. Il rencontrera même et défendra François Mitterrand, alors premier secrétaire du PS, poursuivi en diffamation par le neveu du général de Gaulle.

Le tournant de l’affaire Bontems

Robert Badinter, abolitionniste convaincu — il milite à Amnesty International et à la Ligue des droits de l’Homme — plaide occasionnellement aux assises et c’est au cours d’une affaire que sa vie va prendre un tournant radical. En 1972, il échoue à sauver de la guillotine Roger Bontems, complice d’une prise d’otages meurtrière, mais qui n’avait pas tué.

Georges Pompidou refuse sa grâce et le matin du 28 novembre 1972, Bontems est conduit à la guillotine. Robert Badinter est là et n’oubliera jamais « le claquement sec de la lame sur le butoir » ni cette justice qui « coupe un homme en deux », et en fera le récit glaçant dans son livre « L’exécution », publié en 1973.

En 1972, Robert Badinter et Philippe Lemaire demandent au Président Pompidou de gracier Bontems, en vain. AFP

Robert Badinter passe alors « de la conviction intellectuelle à la passion militante » contre la peine de mort. Il fera de ce combat celui de sa vie, une inextinguible croisade, dangereuse — une bombe explose devant son appartement et les critiques fusent — mais qui sera jalonnée par un premier succès en 1977.

Dans la même salle d’assises de Troyes qui condamna à mort Roger Bontems, il sauve la tête de Patrick Henry, jugé pour l’enlèvement et l’assassinat d’un enfant, avec une plaidoirie éblouissante. L’accusé est condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. Cinq autres hommes échappent à l’échafaud grâce à Me Badinter.

« On entrait au palais de justice par la grande porte, et après le verdict, lorsque l’accusé avait sauvé sa tête, il fallait s’en aller bien souvent par un escalier dérobé » pour éviter la colère de la foule, racontera-t-il.

Et l’Assemblée vota l’abolition

François Mitterrand, avec lequel les liens ont été maintenus depuis leur première rencontre et pour lequel il a contribué à la rédaction des 110 propositions, décide d’en faire son ministre de la Justice une fois élu en mai 1981. Celui qui a convaincu le candidat socialiste de dire à la télévision qu’il était contre la peine de mort, à rebours de l’opinion, est alors considéré par certains comme l’ « avocat des assassins ». Mitterrand tiendra parole.

Le 17 septembre 1981, Robert Badinter, garde des Sceaux, monte à la tribune et prononce un discours historique enflammé de deux heures pour demander à l’Assemblée nationale de voter l’abolition de la peine de mort en France. AFP — Dominique Faget

Le 17 septembre 1981, Robert Badinter monte à la tribune de l’Assemblée nationale. « J’ai l’honneur, au nom du gouvernement de la République, de demander à l’Assemblée nationale l’abolition de la peine de mort en France… […] Demain, grâce à vous, la justice française ne sera plus une justice qui tue […]. Demain, vous voterez l’abolition de la peine de mort ».

Le projet de loi est adopté le lendemain par les députés, puis le 30 septembre par les sénateurs. La loi « portant abolition de la peine de mort » est promulguée le 9 octobre 1981 et, le 19 février 2007, l’abolition sera inscrite dans la Constitution. « L’article premier, “la peine de mort est abolie”, je l’ai écrit de ma main, avec tellement de satisfaction. On pourrait s’arrêter là. Tout le restant est sans intérêt », racontait Robert Badinter, à 88 ans.

En 2001 au Parlement européen. AFP — Damien Meyer

Mais une fois son combat absolu gagné, Badinter ne s’arrêtera pas là, en tant que ministre de la Justice, il fait voter la suppression des quartiers de haute sécurité, celle de juridictions d’exception, la dépénalisation de l’homosexualité, l’accès des justiciables français à la Cour européenne des droits de l’homme, ou encore une loi sur l’indemnisation des victimes d’accidents.

En 1983, il obtient de la Bolivie l’extradition de Klaus Barbie, l’ancien chef de la Gestapo lyonnaise. Reconnu coupable de crimes contre l’humanité, Barbie sera condamné en 1987 à la prison à perpétuité. Mais Robert Badinter veut la justice, pas la « haine justicière » qu’il avait pu voir à la Libération. Il soutiendra ainsi en 2001 la libération pour raison d’âge de l’ancien préfet de police et ministre Maurice Papon, 90 ans, condamné pour complicité de crimes contre l’humanité.

Le Sage respecté, les combats du sénateur

Après son départ du gouvernement en 1986, Robert Badinter préside pendant neuf ans le Conseil constitutionnel et n’hésite pas à censurer des textes « mauvais » et inconstitutionnels de la droite — les lois Pasqua-Debré — et de son camp, comme le projet de loi de Pierre Joxe qui affirmait que le « peuple corse » est une « composante du peuple français ». Badinter fera du Conseil constitutionnel une référence des cours constitutionnelles européennes et lui-même sera sollicité à l’étranger, notamment en 1989 par Mikhaïl Gorbatchev, qui voulait une nouvelle Constitution…

Le 16 juillet 1992, lors du 50e anniversaire de la rafle du Vel D’Hiv à Paris, la colère de Badinter contre ceux qui ont chahuté Mitterrand. AFP — Gérard Fouet

En 1995, Robert Badinter est élu sénateur des Hauts-de-Seine. Au Palais du Luxembourg, près duquel il habite avec sa seconde épouse philosophe Elisabeth, Robert Badinter bénéficie incontestablement d’une aura, d’une stature particulière. Il bataille contre tous les projets de loi répressifs qui, au nom de la lutte contre le terrorisme ou la délinquance, abîment la conception universelle des droits de l’Homme et des libertés qui est la sienne.

Au soir de sa vie, l’infatigable militant pour l’abolition universelle de la peine de mort, le défenseur de l’État de droit, le pourfendeur de tous les extrémismes et des négationnistes, sera devenu bien plus qu’un sage. Hier un combattant — et une conscience — de la République s’est éteint.

Philippe Rioux

(Article publié dans La Dépêche du Midi du samedi 10 février 2024)

La mort de Robert Badinter

Robert Badinter, ancien ministre de la Justice de François Mitterrand qui a porté l’abolition de la peine de mort en France, est décédé dans la nuit de jeudi à vendredi, a-t-on appris hier auprès de sa collaboratrice, Aude Napoli. L’ancien président du Conseil constitutionnel était âgé de 95 ans. L’annonce de son décès a suscité une immense émotion dans le pays pour ce géant de la vie politique française.

Le président de la République Emmanuel Macron a réagi en postant un message sur son compte X (ex-Twitter) avec une photo le montrant en discussion avec le disparu. « Avocat, garde des Sceaux, homme de l’abolition de la peine de mort. Robert Badinter ne cessa jamais de plaider pour les Lumières. Il était une figure du siècle, une conscience républicaine, l’esprit français », a écrit le chef de l’État.

« Avec Robert Badinter, la France perd un géant, immense juriste, avocat et homme d’État. Je perds un ami intime, un compagnon de luttes, de victoires, de conversations littéraires et de moments intenses », a réagi de son côté l’économiste Jacques Attali, ancien conseiller de François Mitterrand à l’Elysée.

De gauche à droite, la classe politique a rendu un hommage unanime à Robert Badinter, un inlassable combattant pour les libertés qui, bien que diminué par l’âge ces derniers mois, n’en continuait pas moins à donner des entretiens. L’observateur avisé de la vie politique du pays restait farouchement engagé pour l’abolition universelle de la peine de mort dans le monde.

Un hommage national en préparation

Le président de la République a annoncé hier qu’un hommage national sera rendu à Robert Badinter prochainement. « C’est un repère pour beaucoup de générations », « une conscience ». « La nation a perdu à coup sûr un grand homme, un très grand avocat », « un sage », « un hommage national lui sera rendu », a déclaré le chef de l’État en marge d’un déplacement à Bordeaux consacré à la justice et la police.

Un registre de condoléances sera par ailleurs ouvert à la Chancellerie à Paris.

Le 19 décembre dernier, Robert Badinter avait donné une dernière interview à Darius Rochebin pour LCI et ce fin lettré, qui a fait de toute sa vie un combat contre la mort, avait conclu en citant un poème de Baudelaire, « Le voyage ». « Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! Levons l’ancre ! » Hier, le capitaine a levé l’ancre...

Les hommages unanimes de la classe politique

Gabriel Attal, Premier ministre.

« Toute sa vie, il a fait tonner la voix de la Justice. Homme de droit et de valeurs. Avocat, ministre, homme d’État, Robert Badinter nous a quittés. Depuis les prétoires jusqu’aux tribunes de l’Assemblée nationale et du Sénat, et au Conseil constitutionnel, il aura consacré chaque seconde de sa vie à se battre pour ce qui était juste, à se battre pour les libertés fondamentales. L’abolition de la peine de mort sera à jamais son legs pour la France. Nous lui devons tant. Nos droits et nos libertés lui doivent tant. Je pense à sa famille. Je pense à ses proches. Notre douleur est immense. Le pays des Lumières perd l’un de ceux qui a continué à les faire briller.»

Eric Dupond-Moretti, ministre de la Justice, garde des Sceaux.

«Immense avocat, garde des Sceaux visionnaire et courageux, Robert Badinter incarnait notre République et ses valeurs. Profondément épris de justice, artisan de l’abolition, homme de droit et de passion, il laisse un vide à la hauteur de son héritage : incommensurable. »

Jean-Luc Mélenchon (LFI).

« En siégeant à ses côtés au Sénat, j’ai tellement admiré Robert Badinter ! C’était un orateur qui faisait vivre ses mots comme des poésies. Il raisonnait en parlant et sa force de conviction était alors sans pareille. Peu importe les désaccords. Je n’ai jamais croisé un autre être de cette nature. Il était tout simplement lumineux. »

Olivier Faure, premier secrétaire du PS.

« Robert Badinter était plus que l’abolitionniste qui mit fin à la peine de mort. Il incarnait l’idée même de justice. Sa droiture morale, et sa détermination donnaient toute sa force à l’idéal humaniste. Il fut la cause de mon engagement. Immense tristesse. »

Fabien Roussel, secrétaire national du PCF.

« Robert Badinter semblait être ce roc insubmersible au service de la défense des valeurs de notre République. Son combat contre la peine de mort est inscrit à jamais dans l’histoire. Notre pays perd un de ses grands hommes. »

Eric Ciotti, président de LR.

« Profonde tristesse à l’annonce du décès de Robert Badinter, figure emblématique de la justice et défenseur infatigable des droits de l’homme. Sa lutte pour l’abolition de la peine de mort restera gravée dans nos mémoires et nos institutions. »

François Bayrou, président du MoDem.

« C’était un esprit distingué, cultivé, ayant le courage de ses indignations. Pour plusieurs générations, il aura été un inspirateur »

François Hollande, ancien président de la République.

L’ex-Président a rendu hommage au « message » de Robert Badinter « non pas d’indulgence, mais de dignité humaine » avec l’abolition de la peine de mort. « C’était de faire comprendre que c’était le droit qui devait chaque fois l’emporter sur la force, c’est un message qui venait de loin. Sa famille avait connu les pogroms dans l’est de l’Europe, avait été accueillie en France, lui-même s’était caché à Chambéry pendant la période de l’Occupation »

Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel.

« La mort de Robert Badinter, qui fut mon ami depuis près de 50 ans et mon prédécesseur à la présidence du Conseil constitutionnel, est une immense perte pour la justice et pour la France. Robert Badinter était non seulement un juriste hors pair mais un juste entre les justes. Conciliant la sagesse à la passion, il a, dans toutes les fonctions qu’il a exercées, dans toutes les causes qu’il a plaidées, fait progresser le droit et l’humanisme au plan national et international ».

Yaël Braun-Pivet, présidente de l’Assemblée nationale.

« Robert Badinter était le défenseur des causes justes, l’humanisme incarné, la voix de la sagesse dans un monde bouleversé. La République lui doit beaucoup, et l’hémicycle restera à jamais le témoin de son combat contre la peine de mort. »

Carole Delga, présidente de la Région Occitanie.

« Comment ne pas ressentir de l’émotion et de l’admiration quand on évoque Robert Badinter ? Dans les blessures de son enfance meurtrie par la Shoah et l’antisémitisme, il a puisé une force de conviction inébranlable, une rigueur intellectuelle intransigeante et un humanisme inspirant pour tous. Il lègue à la République une œuvre immense, celle de l’avocat et du garde des Sceaux qui a aboli la peine de mort en France, celle du Sage de nos institutions veillant sur nos libertés, celle de l’auteur de théâtre, racontant la déportation des juifs et la Libération des camps. Lanceur d’alerte jusqu’à son dernier souffle, Robert Badinter nous délivrait encore récemment ce message puissant : « Face à la montée des extrêmistes, partout dans le monde, et sans aucune exception, où triomphent la dictature et le mépris des droits de l’homme, partout vous y trouvez inscrite, en caractères sanglants, la peine de mort. »

Jean-Luc Moudenc, maire de Toulouse.

« Je salue le parcours exceptionnel et la mémoire de Robert Badinter. Avocat, professeur, ancien ministre de la Justice, écrivain et ancien Président du Conseil constitutionnel, il a voué sa vie à la défense de nobles causes et aux valeurs républicaines. Combattant acharné contre la peine de mort, qu’il considérait comme « une honte pour l’Humanité «, la France lui doit son abolition lorsqu’il était garde des Sceaux de François Mitterrand, en 1981. Profondément touché dans son histoire familiale par la Shoah, il a toute sa vie combattu le négationnisme et l’antisémitisme avec cette force de convictions qui le caractérisait. Aujourd’hui, la France perd un grand homme d’État.

Michaël Delafosse, maire de Montpellier.

« Je tiens à saluer la figure de Robert Badinter, homme qui a élevé notre humanité en mettant fin à la peine de mort. C’est une figure morale de l’idéal de justice, de l’universalisme républicain, de l’attachement à l’état de droit qui nous quitte.

Sébastien Vincini, président du Conseil départemental de Haute-Garonne.

« C’est avec une grande tristesse que j’apprends le décès de Robert Badinter. C’est un grand progressiste qui nous quitte aujourd’hui. Son combat pour l’abolition de la peine de mort aura marqué des générations entières d’humanistes. La gauche et la République perdent aujourd’hui l’une de ses grandes figures. Nous lui devons tant. »

Dominique Faure, ministre déléguée chargée des Collectivités territoriales et de la Ruralité.

« Robert Badinter était un de ces hommes qui ont changé profondément la société française. Son combat humaniste contre la peine de mort, comme son engagement pour une société plus juste, ont été et restent un cap pour moi. »

Discours du président de la République Emmanuel Macron lors de l'hommage National à Robert Badinter mercredi 14 février 2024 place Vendôme devant le ministère de la Justice

Le sang sur la lame. La tête coupée d’un homme. Une vie fauchée.

Ce spectacle morbide, Robert Badinter y assista à l’aube, le 28 novembre 1972, dans la cour de la prison de la Santé. Avant, il y avait eu la plaidoirie désespérée pour sauver son client, Roger Bontems, coupable qui n’avait pas tué. Le procès perdu à Troyes, la grâce sollicitée en vain, les visites chaque matin dans la cellule, les derniers jours d’un condamné. Avant, il y avait eu ce dilemme insoutenable : qui des deux condamnés, Buffet ou Bontems, exécuter en premier. Ce sera Bontems, avaient statué leurs avocats, car Bontems a encore un peu d’espoir, mieux vaut qu’il parte d’abord. Après, il n’y avait plus rien que la nuit. L’odeur de sang. Les visages des bourreaux. La mort. La mort sans recours. Une vie tombée parce que la justice, alors, tuait.

Son mentor, Maître Torres, l’avait prévenu jadis. « Tu deviendras vraiment un avocat après ta première mort de condamné ». Ce matin-là, à la Santé, c’est un couperet qui tranche, aussi, le destin de Robert Badinter. Avant ce matin-là, il était un partisan de l’abolition de la peine de mort. De ce jour, il en sera un combattant.

Une idée simple gouverna désormais la vie de Robert Badinter : pour ne pas perdre foi en l’Homme, il ne faut pas tuer les hommes, fussent-ils les pires coupables. Il était devenu avocat par hasard, pour gagner sa vie. Il sera l’avocat, pour toujours, de cette cause. L’abolition.

Janvier 1977. Retour à Troyes, dans la même cour d’assises où furent jugés Buffet et Bontems.

Cris de la foule qui demande la mort de Patrick Henry, cet assassin d’enfant, cri de la foule qui demande la mort de Robert Badinter, cet avocat des assassins. « Les morts vous écoutent », répétait Robert Badinter. Et le fantôme de Bontems l’écoutait. Les morts étaient sa conscience, mémoires d’outre-tombe dont il redoutait le jugement.

À la barre, lui qui aimait le théâtre ne jouait pas un rôle. Il était une âme qui crie, une force qui vit et arrache la vie aux mains de la mort. « Si vous tuez Patrick Henry, lança-t-il aux jurés dont il cherchait le regard, votre justice est injuste ». Le combat contre la mort devint sa raison d’être. Après Patrick Henry, Robert Badinter sauva la tête de cinq autres condamnés.

« Les morts nous écoutent. » Les morts, ses morts. Simon, son père, arrêté le 9 février 1943 par les séides de Klaus Barbie ; Shindléa, sa grand-mère déportée à soixante-dix-neuf ans ; Idiss son autre grand-mère que, dans la fuite, la famille dut laisser s’éteindre seule à Paris ; Naftoul, son oncle, ses cousins, tant des siens décimés par la Shoah.

La mort comme ombre permanente, à chaque contrôle de papiers, dans ce village de Savoie quadrillé par les Allemands, surveillé par la police de Paul Touvier. La mort aux trousses, sa quête de fantômes, après-guerre, à Auschwitz.

Oui, Robert Badinter fut un jeune homme hanté par la mort. Sans doute est-ce pour cela qu’il fit toute son existence le choix résolu de la vie. Nourritures terrestres, nourritures célestes : hauts très hauts, bas très bas, il vécut intensément chaque minute. Fureur de vivre, des universités américaines aux prétoires. Gourmandise des mots, voyage jusqu’au bout des nuits sans sommeil, pour étudier, devenir docteur, préparer ses cours. Epiphanie de travail et de savoir, fête de l’esprit. La vie, la belle vie, celle des théâtres et de l’opéra ; la vie pour aimer, épouser Elisabeth, couple dans le siècle, unis par l’universel, complicité dans les épreuves et les procès, les bonheurs et les livres, presque six décennies d’une vie mêlée, avec leurs trois enfants, Judith, Simon et Benjamin. Lumière d’un grand amour et amour des grandes Lumières, celles de Condorcet, de la Révolution, de la République.

« Les morts vous écoutent. » Ceux qui écoutent Robert Badinter, ce jour de septembre 1981, s’appellent Jaurès, Clemenceau, Briand, Camus, Hugo. À la tribune de l’Assemblée Nationale pour défendre la loi abolissant la peine de mort, le Garde des Sceaux porte l’engagement du Président François Mitterrand formulé durant la campagne, en dépit de l’opinion. Robert Badinter parle. Plaidoirie inoubliable contre une peine capitale, qui, par ses mots, pulvérisée, à son tour exécutée. Robert Badinter parle. La peine de mort dissuasive ? Mais Patrick Henry lui-même criait « À mort Buffet, à mort Bontems » devant le même Palais de justice de Troyes quelques années plus tôt. La peine de mort, dénoncé par les religions, les philosophies, les consciences du monde. La peine de mort apanage des dictateurs. Robert Badinter parle.

Et la justice, la justice, n’est-ce pas seulement des juges, des jurés, avec leurs failles, leurs erreurs ? Alors, faut-il accepter des exécutions sans cause, des cadavres par accident ? Un homme qui n’a pas tué, coupé en deux dans la cour de la prison de la Santé ? Non, ce n’est pas une question politique, c’est une question morale, un cas de conscience. Robert Badinter convainc. Une majorité vota pour la loi entière, une majorité formée de la gauche, rejointe par quelques députés de l’opposition menée par Jacques Chirac. Robert Badinter avait gagné son plus grand procès. Victor Hugo, son modèle, avait écrit quatre-vingt-treize, Robert Badinter venait de tracer quatre-vingt-un dans l’Histoire du progrès français, année de l’abolition.

Cela suffisait-il ? Non. Il fallait encore rendre la justice plus humaine, l’humanité plus juste ; poursuivre l’œuvre d’émancipation et de fraternité promue par Condorcet ; chasser les terribles démons de l’arbitraire, qui tuèrent Condorcet, et tant d’autres après lui. Derrière chacun, réprouvé, condamné, oublié, le Garde des Sceaux voulait toujours voir une vie, simplement, irréductiblement.

Vie des homosexuels, discriminés, dont Robert Badinter mit fin à l’opprobre légale. Vie brisée des victimes, dont il se soucia plus que tout autre avant lui. Vie citoyenne avec ses droits inaltérables : il supprima les tribunaux d’exception, et il ajouta un recours, celui de la Cour européenne des droits de l’homme, aux armes de liberté des justiciables français. Vie des détenus, car pour lui existait un droit qu’aucune loi ne pouvait entamer, aucune sentence retrancher, le droit de devenir meilleur, même en prison, même coupable.

La vie, sa vie menacée, son honneur bafoué, parce qu’il fut pendant cinq ans le ministre le plus attaqué de France, cible d’une haine dont l’écho résonne encore dans cette place Vendôme. Mes chers compatriotes, tout à l’heure vous l’avez applaudi dans cette même place, où, alors, des voix de haine s’élevaient pour l’attaquer en raison de cette abolition.

La vie, cette vie sacrée, garantie par l’Etat de droit, par les lois fondamentales de la République, cette « primauté de la personne humaine » inscrite dans une décision du Conseil Constitutionnel qu’il présida, et dont il était spécialement fier. Vie d’étude et de sagesse, à la tête de cette institution, vie vouée à défendre la dignité de chacun et l’unité de la République jusqu’aux bancs du palais du Luxembourg.

Protéger les vies et qu’importe les frontières, vies brisées par les fers de l’Histoire, arrachées par des assassins qu’il voulait voir jugés dans les cours internationales. Vies au-delà de la France, sa patrie, lui qui aida tant de pays européens sortis de la dictature ou de la guerre à inventer leur Constitution.

Oui, Robert Badinter avait choisi la vie, la vie heureuse, la vie en République. Souvenirs des rêves de ses parents, Juifs de Bessarabie, pour qui la France se disait avec les mots de Zola et les paroles de la Marseillaise. Souvenirs des vies héroïques, ces habitants de Cognin, en Savoie, qui savaient que les Badinter réfugiés-là étaient Juifs et ne dirent rien aux Allemands. Robert Badinter, la République faite homme.

La vie contre la mort. Cette vie portée jusqu’à son dernier souffle, cet élan de colère qui fustigeait le négationniste le traînant, lui, l’avocat, sur les bancs des accusés en mars 2017. Cette vie, la sienne, qui en changea tant d’autres, qui en inspira tant d’autres, qui en éclaira tant d’autres, lucides sur la chance qu’ils eurent de croiser un jour ce géant du siècle, et à mon tour, je mesure cette chance.

La vie plus sombre, depuis vendredi matin, pour nous tous et pour les Français pleurant aujourd’hui sa force de colère, sa force de lumière, qui nous grandissaient tous.

« Les morts nous écoutent ». Oui, les morts nous écoutent. Robert Badinter, vous nous écoutez désormais et vous nous regardez. Conscience morale que rien n’efface, pas même la mort, que le chagrin élève au rang d’exigence. Et vous nous quittez au moment où vos vieux adversaires, l’oubli et la haine, semblent comme s’avancer à nouveau, où vos idéaux, nos idéaux, sont menacés : l’universel qui fait toutes les vies égales, l’Etat de droit qui protège les vies libres , la mémoire qui se souvient de toutes les vies.

Nous faisons aujourd’hui le serment, je fais le serment, d’être fidèles à votre enseignement. Fidèles. Vous pourrez écouter nos voix couvrir celle des antisémites, des négationnistes, comme votre voix couvrait la leur, les réduisait au silence. Fidèles. Vous pourrez écouter des audiences, des plaidoiries, des lectures de jugement, chœur vibrant de l’Etat de droit, si souvent remis en cause au moment où vous partez. Fidèles. Pour que vous puissiez écouter un jour, quand le Parlement du dernier pays pratiquant la peine de mort dira : elle est abolie, mettant le point final à notre combat universel.

Nous serons fidèles. Pour ceux qui ont été tués, pour ceux qui n’avaient pas tué, pour tous vos morts, pour ceux qu’il faut sauver. Pour Simon. Pour Idiss, pour Shindléa, pour Naftoul, nous serons fidèles. Pour cette part d’humanité qui fut si longtemps oubliée dans le siècle et demeure si fragile, nous serons fidèles. Car c’est vous, qui, aujourd’hui, parmi la foule, nous êtes fidèle.

Vigie aux sourcils broussailleux, fendu d’un sourire soudain, vibrant d’indignations et d’une colère juste quand sont attaqués les principes universels, vous nous restez fidèle, comme vous l’étiez chaque année, en silence, homme parmi les hommes, rue Sainte-Catherine à Lyon, pour commémorer la rafle où fut enlevé votre père, un 9 février, encore.

Vous êtes là, aujourd’hui, parmi nous. Les lois de la vie et de la mort comme suspendue, vaincue, abolie. Alors, s’ouvre le temps de la reconnaissance de la nation. Aussi votre nom devra s’inscrire, aux côtés de ceux qui ont tant fait pour le progrès humain et pour la France et vous attendent, au Panthéon.

Vive la République. Vive la France.

L'hommage du barreau de Paris

"Mardi 13 février, le barreau de Paris s'est rassemblé dans un moment solennel pour rendre hommage à l'un de ses plus éminents membres, Robert Badinter. Sur les marches historiques de la Cour d'appel de Paris, les avocats ont observé une minute de silence, témoignant de leur profond respect pour un homme qui a dédié sa vie à la défense des libertés fondamentales et aux droits de la défense

Par son action et ses multiples engagements durant toute sa carrière, comme par son inlassable attachement aux libertés fondamentales et aux droits de la défense, Robert Badinter a été un modèle et une source d’inspiration pour plusieurs générations d’avocats."

FIN