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Quand l’union des salles fait la force par Pascal Bertin & La FEDELIMA

Au mois de mars 2023, cinq salles se sont associées afin d’accueillir la tournée du Dave Rempis Percussion Quartet, formation d’un saxophoniste jazz américain qui n’avait pas joué sur le sol français depuis quatre ans. Une initiative lancée par le Petit Faucheux à Tours, rendue possible par une mise en commun des moyens économiques, des énergies, ainsi que par l’enthousiasme de l’artiste et de son groupe.

En ces temps économiquement difficiles pour certains pans exigeants des musiques actuelles, voilà une tournée qui aurait pu ne jamais voir le jour. En effet, le musicien américain Dave Rempis n’avait été « proposé » à aucun des lieux intéressés. Sans tambour ni trompettes mais avec ses saxophones, il s’est produit durant le mois de mars dans cinq salles françaises en mode quartet, débarquant avec un musicien de Chicago, rejoint par deux autres instrumentistes basés en Europe. Une venue initiée depuis la France, dont la concrétisation doit tout à l’initiative d’une salle. Favorablement accueillie par des consœurs, sa proposition a pu bénéficier d’une économie d’échelle pour aboutir à un événement à taille humaine et à l’impact environnemental plus que raisonnable.

Né en 1975, Dave Rempis évolue dans la scène jazz américaine depuis la fin des années 90. Comme de nombreux musiciens, il a multiplié les projets (Triage, The Rempis Percussion Quartet, The Engines, Ballister, The Rempis/Daisy Duo…) ainsi que les enregistrements, fondant son propre label nommé Aerophonic. Très actif en coulisses, il participe aussi à la programmation de concerts et de festivals. Fondamentalement attaché au live à travers des prestations intenses et un goût pour l’improvisation, il s’est régulièrement produit loin de sa base de l’Illinois, en particulier dans l’Hexagone qu’il connait bien. Pourtant, il n’y a pas joué depuis 2019, une absence en partie due à la crise du Covid. Mais pas que. « Dans un certain jazz américain mais aussi international, la France se montre parfois un peu en retard. Il est fréquent que des artistes extrêmement ambitieux, intéressants, zappent la France dans leur tournée. Les raisons ? Parce que le marché est saturé, y compris la scène parisienne. C’est terrible car la France se targue d’être un des pays majeurs de l’histoire du genre » regrette Sylvain Elie, directeur du Petit Faucheux, salle tourangelle spécialisée dans le jazz.

Un constat que confirme Rempis depuis son poste d’observation d’artiste américain : « Pendant longtemps, durant ces vingt dernières années, il était possible pour un musicien de jazz d’enchainer dix concerts en Allemagne, quatre en Autriche, puis cinq en France. Mais aujourd’hui, il existe moins de salles pour ce type de musique. Les tournées se résument à quelques dates en Allemagne, en Suisse, en Norvège et en Italie, avec des allers et retours permanents en avion, donc des conséquences terribles pour l’environnement et les musiciens. Tout ce temps à voyager occasionne du manque de sommeil et de la fatigue accumulée. » De plus, ces longues distances peuvent être sources de frustration si le concert ne trouve pas son public. « Il nous est arrivé de faire venir des artistes de très loin, qui faisaient peu de dates ensuite, par exemple des groupes norvégiens venus grâce au soutien de leur bureau export. S’il leur arrive de ne pas remplir la salle, ce n’est agréable ni pour nous, ni pour eux. Du coup, il est difficile de justifier des déplacements aussi longs pour un tel résultat » analyse Pierre Dugelay, directeur du Périscope, salle lyonnaise portée sur une esthétique engagée qui fait la part belle au jazz mais aussi au rock expérimental.

Face à un système qui se heurte à ses limites, pourquoi ne pas inverser son mode de fonctionnement afin d’aligner les planètes pour des objectifs plus qualitatifs que quantitatifs ? À cette question, l’équipe du Petit Faucheux a répondu en enclenchant un projet viable de tournée sans plus attendre que la proposition vienne de l’agent ou du tourneur de l’artiste. Programmateur de la salle tourangelle, Antoine de la Roncière réfléchit dès sa prise de fonction à l’idée de s’associer à d’autres salles qui partagent les mêmes esthétiques. « Avant même de parler musique, j’ai commencé à discuter de travailler avec Toulouse, Lyon, Nantes, Brest, Poitiers… » Lui-même fervent passionné, le voilà obligé de passer les frontières pour assister à des concerts de Dave. « En tant que fan je suis allé le voir jouer en Belgique, en Allemagne, en Pologne... Et me suis posé la question : pourquoi pas en France ? Le fait que son projet n’y tourne pas représente un bon exemple de notre problème, à la fois pour lui, les musiques improvisées, mais aussi d’autres artistes américains parfois plus grand public. »

Une fois que des salles amies donnent leur accord sur le principe, c’est à Dave Rempis auquel Antoine de la Roncière pense immédiatement. Les deux se connaissent, ça tombe bien. Dès une première réunion en ligne environ dix-huit mois avant que la tournée se dessine, Dave répond positivement à la proposition. Mais bien évidemment, pas question de lui faire traverser l’Atlantique pour une seule date. « Je savais que des responsables d’autres salles, comme Frédéric Roy du Pannonica à Nantes, adorent la musique de Dave. Quand on leur a proposé, ça s’est fait tout de suite avec une simple réunion Zoom. La raison pour tous était la même : on ne voit pas assez de musiciens comme Dave en France. »

C’est ainsi que la tournée prend forme, programmée avec un premier concert au Petit Faucheux le 14 mars, suivi le lendemain du Confort Moderne de Poitiers (organisé par Jazz à Poitiers), puis de trois autres dates : 17 mars au Mac Orlan de Brest (organisé par Plages Magnétiques), 18 mars au Pannonica de Nantes, pour se clore au Périscope de Lyon le 19 mars. Si la tournée peut ainsi se concrétiser, elle le doit en tout premier lieu à un équilibre économique où budget serré, débrouille et chasse aux dépenses inutiles sont de mises. « Le projet répond à ce que nous impose l’époque : travailler en bonne intelligence entre salles pour réfléchir à des mobilités douces, à faire des économies d’échelle et à améliorer nos conditions d’accueil des artistes » résume Sylvain Elie.

Débarqué des Etats-Unis en compagnie du batteur et percussionniste Tim Daisy, Rempis reconstitue son quartet avec deux autres musiciens qui le rejoignent depuis l’Europe : le bassiste contrebassiste Ingebrigt Håker Flaten venu d’Oslo et Frank Rosaly, instrumentiste basé à Amsterdam depuis une quinzaine d’années, pour tenir la deuxième batterie. Ce qui se traduit par une baisse des coûts et de l’impact carbone des voyages. Sur les quatre musiciens, la moitié vient en France par vols transatlantiques, un troisième par vol européen, tandis que le quatrième les rejoint en train. « La part la plus élevée du budget reste de faire venir les musiciens en France à cause des tarifs des voyages internationaux. Mais une fois arrivés ici, à nous de leur trouver les solutions les mieux adaptées » explique Antoine de la Roncière. C’est par le train que le groupe se déplacera de concert en concert, grâce à la proximité entre les villes, un choix qui s’impose tant du point de vue économique, de l’impact environnemental que du confort pour les quatre. « Tours possède l’avantage d’être à une heure de Paris en train. C’est une ville facile d’accès, comme un saut de puce pour un artiste » sourit Sylvain Elie. « Dans nos sphères musicales, les musiciens aiment beaucoup jouer, plusieurs fois de suite, pour des tournées assez denses » constate Pierre Dugelay. « Une telle tournée rend le transport plus humain, nous évitant des voyages de douze heures en dormant dans un avion le jour du concert comme on pouvait le faire par le passé » confirme Dave Rempis.

Étape finale de la tournée, Lyon se distingue par sa population plus élevée, sa situation géographique hors de la région ouest, et un isolement bien moindre que ses homologues. « Contrairement à d’autres villes, Lyon se situe sur des routes de tournées, avec Genève, l’Italie et l’Allemagne à proximité » explique Pierre Dugelay. Le train y reste donc une option privilégiée même si le directeur du Périscope n’en fait pas pour autant la solution idéale. « Le transport reste un point compliqué quand on s’y colle, en particulier côté trains, d’une part du fait de l’augmentation des tarifs, d’autre part des conditions d’annulation ou de changement des billets toujours en recul. La solution à l’ancienne de louer un minivan pour la tournée peut aussi enlever du stress, à condition de garder des distances raisonnables : pas plus de six heures de route entre deux salles deux jours de suite.»

Dave Rempis, Ingebrigt Haker Flaten, Tim Daisy et Frank Rosaly forment The Rempis Percussion Quartet, en concert au Petit Faucheux à Tours en mars 2023 / Photo©Remi Angeli

Pour boucler son financement, l’équipe du Petit Faucheux a décroché l’aide de l’ONDA, un organisme d’intérêt général financé par le ministère de la Culture, et a profité de ses discussions en direct avec l’artiste. « Sur cette opération, Dave est son propre booker » explique Antoine de la Roncière. Pas question donc de faire monter les enchères comme peuvent parfois être tentés certains professionnels représentant des artistes. « Dave a accepté un cachet peu élevé, à la hauteur de ceux de musiciens français. C’était important de tester ce modèle que tous ont accepté, ce dont je les remercie. Ensuite, une fois sur la route, tous leurs frais sont pris en charge contrairement à d’autres tournées mieux payées. » « L’optimisation est due à Antoine qui s’est débrouillé pour les bons trains pas trop chers, les bonnes adresses d’hôtels 2 étoiles etc. Ces économies réalisées grâce à nos connaissances ont permis de dégager des salaires honnêtes à partir d’un budget assez bas » résume de son côté Pierre Dugelay. L’ensemble de l’opération bénéficie enfin du bon niveau d’accueil réservé aux artistes dont peut se vanter le réseau de salles françaises.

Photo©Remi Angeli

Autre avantage de sa proximité avec le groupe, l’équipe du Petit Faucheux a pu le faire participer aux actions qu’elle mène avec des établissements scolaires sur son territoire. Le matin suivant leur concert, avant d’embarquer pour Poitiers, Rempis et les siens ont rejoué une trentaine de minutes devant deux groupes d’élèves. Pour la douzaine venue du collège Jules Ferry, il s’agissait non seulement d’écouter mais aussi de participer à une improvisation avec différents instruments percussifs, sous la direction de Dave. « Cela a été un super moment d’échange. Tous les musiciens étaient à fond et ont pris du plaisir, chaque élève s’insérant dans un morceau démarré par le groupe » raconte Isabelle Boulanger, chargée d’action culturelle du Petit Faucheux. Quant au groupe du lycée Bayet, établissement professionnel en industrie graphique, il a pu échanger avec les musiciens autour du free jazz et de leur métier. « Les artistes sont de plus en plus ouvert·e·s à des rencontres avec des publics qui ne sont pas forcément ceux du concert, afin de partager leur expérience. C’est une autre façon de faire découvrir leur musique sans être dans la position de l’intervenant ou de l’animateur. Dans l’organisation d’une tournée, il est donc important de prévoir ce temps, plutôt après le concert afin que le stress de la date soit retombé. »

En misant sur la simplicité de l’organisation et la proximité avec l’artiste, ce type de tournée renoue avec le temps où la musique se faisait moins industrialisée et l’artiste accessible. Sa réussite implique d’adopter de nouveaux modes de fonctionnement moins individualistes. Non seulement le Petit Faucheux rééditera cette expérience réussie mais libre à chaque salle de rendre la pareille en lançant sa propre initiative. « Quand une opportunité d’artiste se présente, ce serait vraiment dommage de ne pas décrocher son téléphone pour prévenir les collègues des autres salles afin de ne pas la louper. Au Périscope, nous lançons parfois des idées en essayant d’intéresser des collègues, et inversement je participe quand eux-mêmes lancent un projet. C’est une approche pragmatique de la programmation : on prend les opportunités du moment même si l’idée ne vient pas de nous. Cela nécessite un changement de l’état d’esprit. Le fait d’être proactif est forcément pertinent » assure Pierre Dugelay. Pas question pour autant de figer un réseau mais de l’adapter en permanence selon les artistes, les esthétiques et les opportunités. « En fonction des besoins, on pourrait avoir des réseaux dans les réseaux : un mini réseau de collaborations, d’autres élargis, d’autres plus petits. Et pas question de faire un club fermé : il faut une nouvelle vision de la carte » prévoit Sylvain Elie. Quitte même à en profiter pour élargir le modèle au-delà des frontières. « Dans cette logique, l’idée est d’ouvrir le Petit Faucheux vers l’extérieur, notamment sur l’Europe, pour se connecter à d’autres opportunités. » Une démarche partagée au Périscope : « Nous sommes engagé·e·s sur des projets européens pour la circulation internationale des artistes, axés sur la réduction du coût environnemental. D’où la nécessité de tournées plus complètes et mieux enchainées. »

Périscope porte Footprints : un projet européen autour de tournées éco-responsables

Habituées à accorder leurs agendas, les salles motivées pour l’organisation de tournées sont aussi conscientes de la réactivité qu’elles doivent acquérir. Avec des programmations souvent planifiées sur un semestre, compliqué de répondre favorablement à des propositions qui tombent tardivement. Or, ce sont souvent elles qui concernent les artistes les plus aptes à travailler en direct. « Nous gardons des soirs « off » dans notre agenda afin de garder des possibilités de concerts. Il faut programmer court et pas trop à l’avance afin d’être réactifs, sur un trimestre au maximum » explique Pierre Dugelay. Une souplesse à laquelle tend aussi le Petit Faucheux. « Nous allons mener une réflexion sur nos temporalités de programmation, afin de nous réserver des petits créneaux où rien ne sera calé à moins de cinq ou six semaines, afin de laisser la place à des opportunités de dernière minute » ajoute Sylvain Elie.

« Pas question d’y voir un retour en arrière, mais force est de constater que nous tous, salles, sommes obligés de nous réinventer » s’enthousiasme Pierre Dugelay. Une excitation nouvelle qui gagne aussi Dave Rempis : « Quelque chose de fort se passe dans ce genre de tournée, que ce soit dans son confort ou son déroulement. On y vit de bien meilleures sensations que sur un concert unique. »

(Crédits photos : Remi Angeli / Pierre Bourdrel)