Rivières du haut Var en souffrance Reportage var-matin : débit trop faible, pesticides trop nombreux, biodiversité trop affaiblie

C'est une étude d'ampleur inédite. Pendant deux ans, de 2021 à 2022, le Syndicat mixte de l'Argens (SMA) a analysé en profondeur l'état de santé des bassins versants du Caramy et de l'Issole à l'est du département, et de La Nartuby à l'ouest. Les techniciens des rivières sont formels, le bilan, rendu dans son intégralité aux élus début novembre 2023, est très inquiétant.

Dix-neuf degrés. Stéphane Pons (ci-contre) s’en frotte les yeux de surprise. « Je ne pensais pas que l’eau serait si chaude », murmure le technicien des rivières, vérifiant à plusieurs reprises son thermomètre.

Sur ce petit tronçon du Caramy, à dix minutes en voiture du lac de Carcès, l’eau est si peu profonde que le moindre rayon de soleil suffit à surchauffer la rivière. Même en plein mois de juillet – période où l’on retrouve Stéphane Pons pour sa routine d’analyse – mesurer une telle température est « anormal ».

Et pourtant. Les techniciens du SMA ont eu le temps de s’habituer à ces chiffres déraisonnables. « Nous vivons une période atypique. Avec une sécheresse exceptionnelle entre 2021 et 2022 », rappelle Benjamin Van Lunsen, directeur général adjoint du SMA, qui a présenté aux élus le compte-rendu complet du suivi qualité des rivières, début novembre.

Si depuis la mi-décembre, la préfecture a annoncé la fin des mesures de restrictions de l'usage de l'eau sur les 153 communes du département, la faible pluviométrie de ces dernières semaines ne trompe pas : ces restrictions vont probablement revenir sur le devant de la scène, et affecter le quotidien des Varois durant une grande partie de 2024.

Première inquiétude, le débit des cours d’eau. Il s’est effondré à des taux « jamais vus de mémoire d’homme », selon les techniciens. Pas besoin d’être hydrologue pour comprendre la gravité de la situation. Les graphiques réalisés par les spécialistes sont d’une simplicité effrayante.

« En plein hiver, cette année, le débit moyen mensuel du bassin-versant de la Nartuby [mesuré entre 1969 et 2023, Ndlr] a atteint un maximum de 30 litres par seconde, au lieu de 2 000 en temps normal ! », s’alarme le directeur général adjoint.

Juillet et août ont quant à eux été mortifères : « La rivière s’est complètement asséchée, et avec elle, les sources qui l’alimentent – comme celle de La Foux. »

Campé sur ses appuis, Stéphane Pons constate une situation similaire dans le lit du Caramy. Il vérifie en y plongeant sa perche de mesure : « Le niveau devrait être trente centimètres plus haut », observe-t-il une minute plus tard.

De son tas d’instruments qu’il traîne partout avec lui, il dégaine un petit boîtier noir relié à une tige en métal : un courantomètre. Son visage ne s’illumine pas d’un iota. « On est sur un courant très faiblard : 0,033 mètre par seconde », soupire à nouveau le technicien.

Dans le jeu des comparaisons, le bassin-versant brignolais demeure cependant moins à plaindre que son voisin dracénien, assoiffé. « L’abondance de pluies en mai-juin a sauvé les meubles, mais ce n’est pas glorieux », grimace le technicien, peu convaincu.

Il lance : « Nous n’avons jamais connu de période d'alerte sécheresse aussi longue. Si ça continue de s’aggraver à ce rythme, d’ici 20 ans, la situation sera réellement catastrophique. »

La disparition de l’or bleu entraîne un autre effet pervers : la concentration des pesticides. « Normalement, ils se diluent dans les eaux de surface, expose Camille Mourret, chargée du Plan de gestion de la ressource en eau (PGRE) au SMA. Un phénomène moins efficace à mesure que le niveau baisse. »

Alors, dans certaines zones « très localisées », et de manière « sporadique », les taux de polluants chimiques peuvent dépasser les normes de qualité.

« Il n’y a pas lieu de s’inquiéter, car l’eau potable est traitée », temporise Benjamin Van Lunsen. Mais quand même. « La portion de La Nartuby coulant en zone urbaine, à Draguignan, est dans un état chimique alarmant », reconnaît Camille Mourret.

Le rapport d’étude parle d’une « forte contamination » avec « des pesticides interdits d’utilisation depuis plusieurs décennies encore présents dans la rivière ! ». Du côté du duo Caramy-Issole, la situation se veut plus rassurante, bien que « mitigée ».

Mais de quelles substances parle-t-on ? Les noms, pour certains bien connus du grand public, donnent le ton : glyphosate ; chlordécone détectée à Flassans-sur-Issole, un insecticide pourtant prohibé en France depuis 1993 et à l’origine d’un scandale sanitaire aux Antilles ; atrazine, herbicide interdit en 2001 ; acide aminométhylphosphonique (AMPA), un des produits de dégradation du glyphosate soupçonné d’être écotoxique, souvent retrouvé dans les signalements de pollution chimique dans le Var, etc.

La molécule de chlordécone est connue pour avoir été utilisé pour lutter contre le charançon du bananier. Des études ont montré des effets néfastes de cet insecticide sur le système nerveux, la reproduction, le système hormonal et le fonctionnement de certains organes (foie, rein, cœur, etc.)

Sans oublier les HAP, pour « hydrocarbures aromatiques polycycliques », émis par les moteurs thermiques. Et les médicaments comme le Tramadol, un antalgique, ou l’Oxazepam, un anxiolytique. La liste est longue...

L'AMPA peut également provenir de la dégradation des phosphonates organiques, que l'on retrouve dans la lessive depuis l'interdiction des phosphates en juillet 2007.

Selon le rapport, le secteur agricole, grand utilisateur de pesticides, ne serait pas le seul à blâmer. « Les AMPA sont fréquemment retrouvés au niveau des rejets de stations d’épuration, pointe le directeur général adjoint du SMA. Car ces molécules de dégradation sont aussi issues des lessives utilisées quotidiennement par la population. »

Quant aux produits phytosanitaires interdits depuis des années, les retrouver encore dans le sol est une preuve « malheureuse » de leur extrême persistance dans la nature.

« La Nartuby est dans un état chimique alarmant »

Soudain, la surface du Caramy se ride. « Regardez, ce sont des truites qui cherchent à attraper des insectes en sautant hors de l’eau », pointe en plissant des yeux Stéphane Pons, technicien des rivières.

Prise en sandwich entre un champ agricole et la route, cette étroite bande de rivière, à Carcès, est un véritable « cordon de vie ». Ici, des espèces de chauves-souris empruntent quasi-uniquement ces corridors préservés pour chasser ; la végétation y foisonne, permettant de baisser localement la température et filtrer les polluants grâce aux sédiments et l’important système racinaire.

Dissimulée au sein de la ripisylve, la biodiversité semble s’épanouir dans l’insouciance.

Les berges du Caramy, où Stéphane Pons a réalisé son analyse, correspondaient exactement aux caractéristiques d'une ripisylve. (Schéma : CNPF)
« Les invertébrés meurent en pagaille »

Mais l’équilibre est plus que fragile. La moindre variation dans l’environnement peut avoir de lourdes conséquences. Stéphane Pons prend l’exemple de la température : « Si l’eau dépasse les 21 degrés – et elle n’en est pas loin – certaines truites arc-en-ciel sont susceptibles de se transformer en mâles », renseigne-t-il. Un phénomène étudié par les scientifiques, mais encore mal compris, appelé « inversion des sexes ». Il serait lié au cortisol, l’hormone du stress, mais aussi à certains perturbateurs endocriniens (pesticides, médicaments). Un réel danger pour de nombreuses espèces de poissons.

Et lorsqu’elle ne masculinise pas, la chaleur tue. « Une eau trop chaude, avec une faible profondeur et un faible courant est une eau peu oxygénée, détaille le technicien. Les invertébrés, très sensibles, meurent en pagaille… »

Observateur, Stéphane Pons déniche un gros caillou du fond du Caramy. Sans l’aide de son œil expert, impossible de deviner les petits êtres vivants qui ont élu domicile sur les aspérités. « Voilà une larve de phrygane, qui se cache dans son tube en sédiments, sourit-il. Et ici des petits escargots d’eau douce ! »

Ces invertébrés font partie des espèces dites « bioindicatrices ». Une appellation créée par les chercheurs pour déterminer l’état de santé d’un milieu grâce à ses habitants. « La moindre pollution chimique suffit à exterminer les larves d’une famille bien connue des spécialistes : les Perlidae, illustre Stéphane Pons. Cet insecte est donc très utile pour savoir si un cours d’eau est de bonne qualité ou non. »

En ce chaud mois de juillet, malgré quelques recherches, nous n’en trouverons aucun…

Autant dire que ces deux dernières années n’ont pas été glorieuses pour la faune et la flore de nos cours d’eau. « La biodiversité aquatique est en très mauvais état », confirme Benjamin Van Lunsen, directeur général adjoint du SMA.

Il suffit de se pencher un instant sur le suivi de la qualité des eaux, rendu début novembre, pour s’en rendre compte : une seule station sur sept est jugée en « bon état écologique » sur le bassin-versant de La Nartuby ; et à peine trois stations sur 16 pour le versant Caramy-Issole. Pour ce dernier, la nature peut quand même compter sur « les ressources souterraines du bassin [qui participent] au maintien des écoulements et de la fraîcheur de l’eau » pour survivre. « Les tronçons qui restent en eau toute l’année constituent des refuges et des réservoirs essentiels pour la faune », souligne le rapport.

« Il y a une grande prise de conscience dans le monde agricole »

Maire de la petite commune de La Celle, à côté de Brignoles, et vice-président du SMA, Jacques Paul a aussi une belle carrière de vigneron derrière lui. La délicate gestion de l’eau et l’usage décrié des pesticides, ça lui connait. Mais il l’assure, la prise de conscience a bel et bien commencé.

Quelle première impression tirez-vous du rapport sur le suivi de la qualité des cours d’eau dans le haut Var ?

Que l’on doit se partager l’eau après trois ans de fort déficit. Il faut veiller à mieux la répartir pour que chacun puisse avoir son compte. Et c’est toute la difficulté, notamment au niveau des canaux et les fameuses problématiques des débits réservés : c’est-à-dire les ponctions en eau dans une rivière ou un canal servant à quelques-uns. Ce sujet est soumis, forcément, à des contestations importantes.

Que dire sur le volet biodiversité ?

Entre autres projets, nos yeux se sont portés sur les différents seuils [un ouvrage, fixe ou mobile, qui barre tout ou en partie le lit de la rivière, Ndlr] servant à détourner l’eau via un canal. On s’est rendu compte qu’ils empêchaient les poissons de migrer vers l’aval. Pour éviter cela, on a décidé de leur créer une “échelle” pour passer par-dessus ces obstacles. Des projets de replantation sur les berges sont aussi envisagés, ainsi que de la restauration de zones abîmées.

Quel est votre point de vue quant à l’usage des pesticides ?

C’est un point chaud dans les préoccupations du SMA. Et, on s’aperçoit d’une chose, c’est qu’il y a une grande prise de conscience dans le milieu agricole. Les pratiques, notamment en vignes, font valoir une utilisation moins importante des pesticides, notamment des désherbants. Il y a nombre de domaines qui se sont mis au bio : dont trois des quatre implantés sur ma commune. Une démarche loin d’être facile face aux aléas météo et à l’attaque de champignons, comme le mildiou, qui ont tout ravagé cette année.

Quels sont les efforts à poursuivre selon vous ?

Encourager un respect plus important des cours d’eau, notamment de la part du grand public. Les poubelles et les déchets jetés à proximité des rivières demeurent un vrai problème. De nombreux efforts de rétablissement des berges, de nettoyage, de découpage du bois pour éviter les embâcles ont été réalisés par le SMA, mais les décharges continuent de s’accumuler. La responsabilité n’est pas uniquement du côté du secteur agricole, mais aussi de la population en général.

Pour éviter la prolifération de mauvaises herbes, le domaine de La Gayolle, à La Celle, utilise un tracteur pour retourner la terre entre les rangs de vignes.

Face à tous ces bouleversements, les rivières du haut Var s’apprêtent-elles déjà à entonner leur chant du cygne ? « Non, heureusement », tient à rassurer Camille Mourret, chargée du Plan de gestion de la ressource en eau (PGRE) au SMA.

Il ne faut pas oublier qu’un compte-rendu « est comme une photographie, compare la technicienne. Elle capture l’état d’un milieu à un instant T. » Mais les rivières ne se figent pas. Elles évoluent, au contraire, sans cesse. « Parfois très rapidement, lors de crues éclair par exemple, ou sur des temps beaucoup plus longs. » Prendre du recul sur les études pluriannuelles du PGRE est donc nécessaire pour éviter d’être « trop alarmiste ».

« Les capacités de régénérescence de la nature sont incroyables »

Aux yeux de la population, La Nartuby (ci-contre) peut paraître fortement affaiblie, voire morte. Le cours d’eau est pourtant « naturellement marqué par des assecs périodiques sur certains tronçons », rappellent les techniciens des rivières. Et là où elle est effectivement très détériorée, il suffirait d’un bon coup de pouce pour la remettre sur pied. Et c’est l’expérience qui parle : « Nous avons déjà vu des rivières se remettre en eau, et être intégralement recolonisées par les poissons ! », témoignent Benjamin Van Lunsen et Camille Mourret.

Et de renchérir, enthousiastes : « Si vous enlevez les enrochements qui bloquent le cours d’eau et faites des plantations sur les berges, c’est tout un tronçon qui revit en peu de temps. » « Les capacités de régénérescence de la nature sont incroyables », concluent les deux collègues.

Seul talon d’Achille : la pluie. « C’est la condition sine qua non au retour de la biodiversité. Si l’eau s’absente trop longtemps, on peut finir par tout perdre… »

Pour le moment, les grands projets d’aménagement menés par le SMA se concentrent surtout sur la prévention des catastrophes naturelles, comme les inondations. L’un d’entre eux « prévoit la restauration de la Nartuby sur 4 km, avec élargissements et approfondissements de son lit », relatait Var-matin, début avril.

Le lit de Nartuby est en train d'être élargi depuis avril 2023 afin d’éviter de futures graves inondations.

À quand des « grands projets » pour protéger la biodiversité ? « Il y a encore beaucoup à faire », admet Benjamin Van Lunsen. Mais les choses commencent à bouger. « Des stations d’épuration, notamment celle de Mazaugues, ont été refaites. Elles n’étaient plus aux normes et avaient un lourd impact sur l’environnement, appuie-t-il. Depuis, il y a clairement une amélioration de la qualité de l’eau des rivières. »

Les techniciens tentent d’autres approches, détaillées dans les rapports rendus aux élus début novembre. Comme « identifier la source et limiter les pesticides » charriés depuis les zones urbaines et les stations d’épuration ; « améliorer la diversité des habitats en restaurant les fonctionnalités des cours d’eau » et, point très difficile à mettre en place, « limiter les prélèvements d’eau pour préserver le dynamisme des écoulements ». Des mots à (vite) transformer en actes.

Rédacteur : Arnaud Ciaravino / Photographes : Camille Dodet, Florian Escoffier, Franz Chavaroche et DR pour le quotidien Var-Matin