Décarbonation Vers un transport maritime durable

Le secteur maritime est essentiel aux activités humaines car le transport par mer assure près de 90% des échanges mondiaux actuels. Comme tous les secteurs économiques, il doit engager une transition énergétique d’ampleur afin de réduire ses émissions de gaz à effet de serre. Quels sont les enjeux techniques, économiques et juridiques de la décarbonation du maritime ? Sur quels moyens d’action ce secteur, parmi les plus difficiles à décarboner, peut-il compter afin de réussir sa transition ? Réponse avec trois expert·es de Nantes Université.

SOMMAIRE

  1. Pierre MARTY - Une variété de solutions techniques et opérationnelles
  2. Caroline DEVAUX - Des mesures règlementaires de plus en plus ambitieuses s’imposent au transport maritime
  3. Rodica LOISEL - Le maritime et sa décarbonation, des enjeux clefs pour l’économie mondiale
Pierre Marty, Caroline Devaux et Rodica Loisel (de gauche à droite)

Une variété de solutions techniques et opérationnelles

Entretien avec Pierre MARTY, maître de conférences à Centrale Nantes, chercheur au LHEEA (Laboratoire de recherche en Hydrodynamique, Énergétique et Environnement Atmosphérique) et chef de projet du cluster CARGO, porté par l'I-site NExT. Ses activités de recherche portent sur les systèmes énergétiques et les moteurs à combustion, ainsi que le transport maritime et la modélisation de scénarios de décarbonation de ce secteur.

Le maritime est indispensable à l’économie mondiale. Quel est cependant son impact environnemental ?

Le maritime est un moyen de transport extraordinairement efficace pour déplacer des marchandises : ainsi, par exemple, un porte-conteneur géant - qui peut transporter jusqu’à 24 000 conteneurs - ne consomme que l’équivalent de 1 000 Twingo. En termes de consommation d’énergie et d’émission de gaz à effet de serre, l’impact du maritime est donc équivalent à celui d’une Twingo tractant 24 conteneurs ! Seul le train électrique peut, dans certaines conditions, faire mieux… Cependant, le transport maritime est tellement développé que la totalité des émissions du secteur représente environ 3 % des émissions globales de CO2 (soit à peu près autant que le transport aérien) : si le maritime était un pays, il serait le sixième plus important contributeur aux émissions de gaz à effet de serre dans le monde !

L’impact environnemental du maritime ne se limite en outre pas seulement à l’émission de gaz à effet de serre, et, comme de nombreuses autres activités humaines, il est responsable de différentes pollutions. Si la pollution atmosphérique est la principale - due aux émissions d’oxyde d’azote (NOx) ou de soufre (SOx), gaz nocifs pour notre santé et notre environnement - d’autres sont moins visibles, comme les pollutions sonores (et leurs effets potentiellement délétères sur la faune marine), le dégazage en mer... voire le transport d’espèces invasives via les eaux de ballast.

"Réduire l'impact environnemental, en particulier les émissions de gaz à effet de serre, devient un enjeu d’importance pour le maritime"

Repères

Sur quelles solutions technologiques le maritime peut-il compter pour réduire ses émissions ?

Réduire cet impact environnemental - en particulier les émissions de gaz à effet de serre (GES) - devient un enjeu d’importance pour le maritime, qui peut compter sur diverses solutions techniques et opérationnelles de décarbonation.

Le premier levier est celui de la sobriété, qui consiste à réduire le besoin de transport. S’il est très peu probable que les flux de marchandises baissent, en raison de l’augmentation des besoins d’une population mondiale et du niveau de vie, des changements de comportement et des habitudes de consommation pourraient limiter cette hausse. La sobriété peut alors passer par une baisse de la vitesse des navires, et des quantités transportées chaque année, qui est aussi une piste très sérieuse puisque la consommation des navires évolue plus vite que la vitesse : réduire de 20 % la vitesse peut permettre de réduire de 40 % la consommation…

Ensuite, il existe de nombreuses solutions techniques qui permettent de consommer moins d’énergie pour un même usage - on parle "d’efficacité énergétique" -, parmi lesquelles on trouve l’optimisation des carènes (pour réduire la traînée hydrodynamique), de nouvelles formes d’hélices (pour améliorer la poussée), l’optimisation du fardage (pour réduire la prise au vent), ou l’hybridation des moteurs à l’aide de batteries (pour réduire la consommation), etc. Dans cette catégorie on peut également ajouter les mesures "d’efficacité opérationnelle", comme l’optimisation du transport ou le routage des navires, qui permet d’éviter les tempêtes ou les courants, et de s’assurer que le navire ne navigue pas plus vite que nécessaire.

Enfin, le maritime peut utiliser de nouvelles énergies décarbonées. L’énergie du vent peut être exploitée afin d’assister la propulsion principale et les carburants fossiles actuels (fioul, diesel) peuvent être remplacés par de nouveaux carburants comme les bio-carburants (issues de l’agriculture) ou les carburants de synthèse (hydrogène, méthanol ou ammoniac, dont la combustion ne produit pas de CO2). Néanmoins, en 2050, une part significative de la flotte risque de continuer de brûler des énergies fossiles : pour ces navires, des systèmes de capture de carbone embarqués sont en développement.

"L’impact environnemental du maritime ne se limite en outre pas seulement à l’émission de gaz à effet de serre"

[VIDÉO] Pierre MARTY et Arnaud GARNIER - Ordres de grandeurs et scénarios de décarbonation du transport maritime

Quelle rôle la recherche scientifique peut-elle jouer dans la décarbonation du maritime ?

De nombreuses solutions techniques restent aujourd’hui à inventer et la recherche scientifique a donc un rôle essentiel afin de contribuer, en lien avec le secteur industriel, à développer ces innovations, à en fiabiliser les performances et à démontrer leur rentabilité. Il ne s’agit pas seulement de développer des technologies, mais aussi de les accompagner par de nouvelles normes, de nouveaux outils de marché et une politique d’aménagement du territoire. La recherche est donc indispensable pour proposer, évaluer et faire progresser des solutions, mais les acteurs politiques, économiques ainsi que la société civile doivent eux-aussi se saisir de cette question si l’on veut réellement que la décarbonation advienne.

Pour en savoir plus

Des mesures règlementaires de plus en plus ambitieuses s’imposent au transport maritime

Entretien avec Caroline DEVAUX, maîtresse de conférences à Nantes Université, membre du Centre de Droit Maritime et Océanique (CDMO) et responsable du Master 2 "Droit et Sécurité des Activités Maritimes et Océaniques" (DSAMO). Ses activités de recherche et d’enseignement portent sur le droit maritime et le droit du commerce international.

Quels sont les objectifs de décarbonation du transport maritime ? Dans quel contexte règlementaire s’inscrivent-ils ?

Le milieu maritime a pris conscience dès la fin des années 80 des pollutions atmosphériques résultant de l’activité des navires. La priorité a longtemps été donnée à la réduction des émissions de SOx et de NOx : l’Organisation Maritime Internationale (OMI) a en effet imposé à la fin des années 90 une limitation de la teneur en soufre dans les carburants marins avec des taux à respecter de plus en plus bas au fil du temps. La lutte contre les émissions de gaz à effet de serre des navires a elle été plus lente à se mettre en place, le transport maritime ayant longtemps été considéré comme une solution pour le transport international de marchandises en raison de sa plus grande efficacité énergétique par rapport aux autres modes de transport disponibles.

La question est progressivement remontée dans les priorités de l’OMI et les premières mesures adoptées en 2011, mais c’est surtout avec la conclusion de l’Accord de Paris en 2015 que les travaux de l’Organisation se sont accélérés. Une stratégie initiale a été adoptée en 2018, fixant un objectif de réduction à 50 % des émissions du transport maritime international d’ici 2050 (par rapport aux niveaux 2008). Cette stratégie a été révisée en 2023 avec une ambition plus élevée : il s’agit maintenant d’atteindre la neutralité carbone du transport maritime international autour de 2050 avec des points de contrôle indicatifs (réduction de 20% des émissions d’ici 2030 et de 70% d’ici 2040).

[VIDÉO] Caroline DEVAUX - Stratégie climatique de l’OMI et responsabilités des acteurs maritimes

Comment se concrétise cette stratégie de décarbonation de l’OMI ? Quelles sont les moyens d’action des différents acteurs du maritime en réponse à ces objectifs ?

D’intenses négociations ont eu lieu ces dernières années au sein de l’OMI afin de concrétiser la stratégie initiale avec l’adoption de mesures contraignantes : l’Organisation a ainsi établi un calendrier en plusieurs phases, structurant une démarche de réduction des émissions du transport maritime international qui met l’accent sur l’efficacité énergétique des navires. L’OMI définit ainsi des standards de référence en matière de performance énergétique selon les catégories de navires ciblés et qui doivent être respectés par les compagnies maritimes.

La règlementation actuelle comprend un volet "technique" qui impose à l’ensemble des navires, au niveau de leur conception, un seuil minimum d’efficacité énergétique à atteindre selon le type et la taille du navire concerné, et un volet "opérationnel", qui concerne davantage l’utilisation du navire et qui a pour objectif de faire évoluer les pratiques des compagnies maritimes dans l’exploitation des navires. Les navires recevront courant 2024 leur toute première notation reflétant leur rendement énergétique opérationnel : une notation insuffisante imposera aux armateurs d’adopter un plan de mesures correctives.

Ces négociations sont toujours en cours et l’OMI envisage désormais de compléter les mesures existantes par d’autres mesures visant notamment à réduire l’intensité carbone des combustibles marins, ou encore à introduire des incitations économiques qui pourraient prendre la forme d’un mécanisme de tarification ou de taxation des émissions de GES du transport maritime international.

"Faire évoluer les pratiques des compagnies maritimes dans l’exploitation des navires"

Comment ces mesures seront-elles contrôlées et mises en œuvre et quelles conséquences peuvent-elles avoir sur les acteurs du milieu maritime ?

Les règles conçues au sein de l’OMI sont négociées par les États qui en sont membres, puis adoptées officiellement avant d’être transposées dans leur droit interne. L’OMI fournit d’ailleurs un appui pour accompagner les pays les plus vulnérables à transposer ce corpus international. En France, ces règles sont intégrées aussi bien dans le code des transports que dans des textes de nature plus réglementaire, lesquels sont obligatoires pour tous les navires battant pavillon français et dont l’application est contrôlée par les autorités françaises avec l’appui des sociétés de classification.

Au-delà de l’État du pavillon, qui a donc un rôle crucial à jouer dans la mise en œuvre de ces règles, il faut aussi souligner l’existence de contrôles par l’État du port qui peut intervenir pour vérifier que les navires étrangers faisant escale dans ses ports appliquent les règles internationales en vigueur. Les règles de l’OMI sont ainsi juridiquement contraignantes et seront contrôlées via ce double mécanisme de vérification. Les acteurs du transport maritime ont donc tout intérêt à anticiper leur application et prévoir des mesures correctives s’ils n’atteignent pas les seuils requis, sous peine de sanctions qui pourraient se révéler salées : on peut d’ailleurs s’attendre à l’émergence d’un véritable contentieux climatique maritime dans les années à venir…

Pour aller plus loin

Le maritime et sa décarbonation, des enjeux clés pour l’économie mondiale

Entretien avec Rodica LOISEL, maîtresse de conférences à Nantes Université, membre du Laboratoire d’Économie et Management, Nantes-Atlantique (LEMNA), co-porteuse du cluster Next CARGO et responsable du Master 1 "Économie de l’Environnement et de l’Energie" (EEET). Ses activités de recherche et d’enseignement concernent l’économie de l’énergie, le design du marché de l’électricité, la modélisation et la scénarisation des centrales électriques.

Quelle place occupe le maritime dans l’économie, au niveau mondial, européen ou national ?

L’histoire du commerce maritime n’est pas récente, mais son évolution ces dernières décennies au sein de l’économie mondiale est marquée par une croissance exponentielle des échanges : ainsi, en 2023, le volume total des marchandises transportées a-t-il dépassé les 11 milliards de tonnes ! Cette mondialisation, permise par l’expansion phénoménale du commerce, a en effet contribué à sortir des millions de personnes de la pauvreté - même si le défi du partage de ces bénéfices reste encore à relever...

L’expansion du commerce a profondément marqué la géographie maritime, de sorte que les routes sont tracées pour répondre aux besoins des producteurs et des consommateurs, avec des exportateurs et importateurs mondiaux concentrés dans les trois grands blocs que sont la Chine, l’Union Européenne et les États-Unis. Ces routes maritimes sont très liées au type de marchandises échangées : ainsi, les porte-conteneurs, qui transportent des biens de consommation, tracent la route est-ouest (entre l’Asie et l’Amérique ou l’Europe) ; les tankers, qui assurent le transport d’hydrocarbures ou de vracs liquides, tracent la route du Moyen-Orient/Afrique vers l’Amérique, l’Europe ou l’Asie Orientale ; les vraquiers, qui transportent des ressources minières et agricoles, tracent la route nord-sud (entre l’Amérique de Nord/l’Europe et l’Amérique du Sud, l’Afrique Occidentale ou l’océan Indien) et, de plus en plus, la route sud-sud (Brésil/Argentine vers Afrique du Sud).

Des mutations de cette économie géographique sont attendues à l’avenir, pour diverses raisons économiques, par exemple avec le ralentissement des échanges bilatéraux entre la Chine et les États-Unis et l’intensification des échanges entre le Canada, le Mexique, l'Inde, le Vietnam et l’Union Européenne, ou l’émergence de politiques de relocalisations industrielles et de stratégies de souveraineté des approvisionnements en matières et produits, menées par différents pays industrialisés. Cependant, malgré l’incertitude sur le taux de croissance des échanges commerciaux, la dynamique des flux restera intense, conditionnée par le potentiel géographique des matières premières, des produits agricoles et des avantages comparatifs en termes de main-d’œuvre, de technologies et d’autres ressources. On peut donc s’attendre à une augmentation du trafic maritime dans les années à venir.

"L’expansion du commerce a profondément marqué la géographie maritime, de sorte que les routes sont tracées pour répondre aux besoins des producteurs et des consommateurs"

[VIDÉO] Corinne BAGOULLA et Guewen HESLAN - Contexte économique et stratégies d’adaptation des armateurs / décarbonation du transport maritime

Quelles stratégies économiques les acteurs du maritime peuvent-ils développer pour répondre aux objectifs de décarbonation ?

Face à une demande croissante et relativement "inélastique" (i.e. qui se maintient à un niveau constant indépendamment des variations de prix), en raison d’un nombre limité d’alternatives aux importations et aux services maritimes, la répercussion sur le consommateur final des coûts induits par la transition énergétique ou par la hausse des prix des carburants semble inévitable.

Le coût de la transition sera substantiel : entre 8 milliards et 28 milliards de dollars seront nécessaires chaque année pour décarboner les navires à 2050, et des investissements encore plus importants, de l’ordre de 28 à 90 milliards de dollars par an, seront nécessaires pour développer des infrastructures permettant d’utiliser les carburants bas-carbone.

Premiers touchés, les pays en développement et les pays insulaires qui dépendent fortement du transport maritime, pourraient bénéficier des investissements qu’une taxe carbone permettrait de financer, sans qu’ils en soient exemptés afin d’éviter les distorsions commerciales, ce qui assurerait une transition énergétique verte, juste et équitable.

"La répercussion sur le consommateur final des coûts induits par la transition énergétique ou par la hausse des prix des carburants semble inévitable"

Comment les objectifs et contraintes de décarbonation peuvent-ils modifier l’économie du maritime – et quelles seraient les conséquences dans la vie des citoyens ?

Le coût de fret a une incidence directe sur le prix que paient les consommateurs. Différents calculs montrent que la hausse des coûts de fret est en partie induite par une hausse du prix des carburants, lequel dépend de facteurs économiques (comme l’inflation) ou politiques (comme les normes imposées par l’OMI ou par l’UE). Cependant, l’effet de ces facteurs est assez négligeable sur le coût final des produits acheminés par navire. Par exemple, on estime que la prise en compte de différents dispositifs règlementaires au niveau européen (comme les nouvelles règlementations sur les carburants ou la mise en place d’un marché d’échanges de quotas carbone) entrainerait une hausse de 3 centimes d’euros pour un réfrigérateur importé et transporté sur la ligne Chine-Belgique...

Cependant, le coût des carburants ne peut expliquer, à lui seul, la hausse des coûts de fret, qui est conditionnée par d’autres facteurs, en particulier logistiques (en raison des congestions portuaires) ou spéculatifs (en raison de la forte concentration du marché maritime). Ainsi, les contraintes de décarbonation n’expliqueront à elles seules les prix du fret dans les années à venir.

[VIDÉO] Etude sur les transports maritimes 2023 par la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED)

Pour aller plus loin

Nantes Université, engagée dans la décarbonation du maritime

  • Rédaction : EYE-PI
  • Crédits photos : Unspash, Pexels, Pixabay