Les dernières élections législatives ont montré que le risque d’une arrivée au pouvoir de l’extrême droite était une menace majeure.
Pour la CGT, les partis d’extrême droite ne sont pas des partis comme les autres, du fait de leur histoire, leur idéologie et les propositions qu’ils portent toujours.
Dès lors, la question de la résistance à leurs politiques dans la Fonction publique se pose également.
Cette résistance devrait principalement s’exercer de manière collective. La constitution de collectifs pour refuser des pratiques, légalisées ou non, devrait en être l’axe essentiel. Il faut noter que les rapports de force syndicaux varient selon les administrations, et l’extrême droite a gagné du terrain dans certaines d’entre elles.
Même en l’absence de collectifs, des résistances minoritaires ou individuelles restent possibles.
INFORMATION DES USAGERS
Le code des relations du public avec l’administration impose le devoir d’informer les usagers. Un fonctionnaire peut notifier les droits des usagers et les informer des mesures en cours, surtout si elles sont racistes ou liberticides.
Cet acte de résistance minimal peut être significatif pour une personne dont les droits sont bafoués. Il serait essentiel de bien identifier les possibilités de recours, et les acteurs de la société civile actifs sur ces sujets, associations, syndicats, avocats militants, pour transmettre ces informations.
L’APPLICATION DU DROIT
Le fonctionnaire est tenu par le respect du droit et peut réclamer l’application de la loi si l’administration contourne des garanties ou des procédures.
Utiliser le droit contre lui-même peut faire échec à des mesures liberticides. Réclamer une application stricte de la loi ou commettre des « erreurs » administratives peut rendre certaines procédures inapplicables ou vicier des procédures par avance. Le manque d’effectifs dans les services qui génère souvent des écarts entre la règle et les pratiques, ce qui peut permettre d’informer discrètement l’usager pour lui permettre de mettre en échec à la procédure via des recours.
REFUS D’OBÉIR
La désobéissance est une option à manier avec prudence. Elle est justifiée pour un ordre manifestement illégal et compromettant gravement un intérêt public selon l’article L.121-10 du code général de la Fonction publique. Cependant, l’appréciation de ces notions par l’administration et les juges sera d’abord politique. La position de l’agent dans son administration et l’hostilité relative de son environnement pourrait compliquer une telle désobéissance individuelle.
ALERTE ET FUITE D’INFORMATIONS
Les fonctionnaires peuvent informer les collectifs militants et les usagers des mesures mises en place. Dans ce cas, l’alerte devrait être discrète, communiquer avec les journalistes peut être une option. La protection du « secret des sources » journalistiques est avantageuse, mais elle peut être battue en brèche, surtout au prétexte d’enjeux de sécurité intérieure ou de défense nationale.
STRATÉGIES D’ALERTE
On pourrait distinguer deux stratégies d’alerte :
• Fuite d’Informations : Communiquer des informations uniquement à un public choisi, comme des militants, sans que cette fuite soit connue. La discrétion est essentielle, et il faut vérifier que l’origine des informations ne pourra pas être retrouvée.
• Alerte proprement dite : Mettre en visibilité une situation anormale, que ce soit en interne dans son administration, auprès d’une institution, ou du grand public. Le « droit des lanceurs d’alerte » peut être mobilisé dans ce cas.
DROIT DES LANCEURS D’ALERTE
Le droit des lanceurs d’alerte est récent et méconnu. Il serait certainement bafoué si le sujet est trop politique. L’alerte doit être faite par une personne physique, de bonne foi, sans contrepartie financière, et porter sur une « menace ou préjudice grave pour l’intérêt général » ou un manquement à la réglementation. Les informations relevant du secret-défense, du secret médical, du secret des délibérations judiciaires, du secret de l’enquête ou de l’instruction judiciaires, et du secret professionnel de l’avocat sont hors du champ de cette loi.
Depuis 2022, le lanceur d’alerte n’a plus l’obligation de débuter sa démarche par une alerte interne à sa hiérarchie.
La désobéissance et le droit d’alerte des fonctionnaires seraient des outils essentiels pour résister à des mesures racistes et liberticides. Il est crucial de bien évaluer les risques et de réfléchir à une stratégie en conséquence. Si le collectif reste la meilleure protection, des résistances individuelles sont possibles et pourraient être significatives.
La meilleure option pour la CGT reste la mobilisation et notre volonté de tout mettre en œuvre, dans les mois et les prochaines années, pour empêcher son arrivée au pouvoir. ◆
HAUTE FONCTION PUBLIQUE ET EXTRÊME DROITE
ORGANISER LE DÉBAT
L’hubris d’Emmanuel Macron, refusant d’admettre la défaite de son camp aux élections européennes et projetant les Français dans l’instabilité politique après la dissolution de l’Assemblée nationale, a au moins eu le mérite de remettre en perspective le rôle fondamental de la Fonction publique dans notre démocratie, garantir l’intérêt général, protéger les usagers des services publics et satisfaire les besoins fondamentaux des populations, quelles que soient leurs origines.
En effet, jamais depuis les heures sombres vichyssoises de notre histoire, le péril d’une arrivée au pouvoir de l’extrême droite ne s’était fait aussi menaçant, nous renvoyant au dilemme des fonctionnaires confrontés aux directives antidémocratiques d’un gouvernement ouvertement réactionnaire : résister ou collaborer…
Malgré quelques « prises de guerre » médiatisées de l’extrême droite, les nombreuses sollicitations de fonctionnaires de tout rang envers la CGT semblent montrer que, loin de l’été 1940, l’été 2024 semble comporter plus de fonctionnaires héritiers de Jean Moulin que de René Bousquet ou Maurice Papon…
Le positionnement central des fonctionnaires dans la vie publique est bien sûr lié à la nature de leurs missions, au service de l’intérêt général des citoyens. Ils sont donc en première ligne pour constater les dégâts infligés aux services publics par des années de politiques néolibérales visant à réduire toujours plus les dépenses publiques. C’est dans ce contexte qu’à l’ouverture de la séquence politique des élections législatives, les fonctionnaires se sont vus submergés d’appels au « devoir de réserve », sous de nombreuses formes, par un gouvernement aux abois inquiet de la terrible vérité que les fonctionnaires auraient pu dévoiler sur la dégradation des services publics, accélérée par des années de lois macronistes. Il est important de rappeler ici que ces tentatives de bâillonner la parole des fonctionnaires étaient sans fondement légal réel, le devoir de réserve des agents publics (sauf à l’exception de certaines catégories particulières de fonctionnaires comme les juges et les militaires) étant une construction jurisprudentielle, donc inférieure à la loi, qui dépend donc de l’interprétation ex post de la juridiction administrative.
Ce matraquage fébrile a attiré l’attention de nombreux fonctionnaires et, à l’opposé de l’effet recherché, leur a fait prendre conscience de l’importance de leurs fonctions dans notre démocratie et des conséquences majeures et terribles d’une éventuelle arrivée au pouvoir de l’extrême droite après les élections législatives.
Dans ce contexte, l’implication de l’encadrement supérieur de la Fonction publique est évidente. En charge de la mise en œuvre des politiques publiques décidées par le gouvernement qui les nomme, les hauts fonctionnaires ont un positionnement exposé face à un éventuel gouvernement illibéral. Or, selon les dispositions du Code général de la Fonction publique, l’agent public est responsable des tâches qui lui sont confiées mais est dégagé de son obéissance hiérarchique dans le cas où l’ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public.
La CGT invite les cadres en responsabilité à débattre collectivement des voies de recours et des actions de résistance possibles à des politiques antidémocratiques, en particulier alerter l’employeur sur les risques pénaux encourus, refuser de prendre la responsabilité de décisions contraires à la loi et désobéir aux directives contraires aux droits universels.
Par ses travaux et ses expressions sur ce sujet, la CGT a pris toute sa place dans cette lutte et c’est pourquoi elle propose de protéger et défendre les cadres supérieurs qui seraient confrontés à des conflits de valeurs dans le cadre collectif de la syndicalisation. ◆
ÉCHANGE avec Félicien Faury
■ DANS VOTRE OUVRAGE VOUS EXPLIQUEZ EN QUOI IL NE FAUT PAS FORCÉMENT CHERCHER À FAIRE UNE HIÉRARCHIE DES MOTIVATIONS DU VOTE RN ENTRE POUVOIR D’ACHAT ET RACISME. SELON VOUS LES ÉLECTEURS LIENT LES DEUX. POUVEZ VOUS EXPLIQUER CE LIEN ?
■ Félicien Faury — Dans beaucoup de sondages, on cherche à hiérarchiser les préoccupations dites « socio-économiques » (par exemple le pouvoir d’achat) et les enjeux dits « identitaires » (où l’on range l’immigration). En réalité, lorsqu’on est sur le terrain, qu’on discute avec des électeurs, cette hiérarchisation n’a guère de sens. Pour les électeurs, l’immigration est aussi une préoccupation pleinement économique, liée à la question du pouvoir d’achat, du chômage, des aides sociales perçues, de la valeur de son logement, de l’accès à des services publics de qualité… Pour moi, l’enjeu n’était pas de chercher à savoir « ce qui compte le plus », mais au contraire d’expliquer les types de raisonnements qui relient la question migratoire à d’autres questions socio-économiques, ce que j’essaie de faire dans le livre.
■ À LA DIFFÉRENCE DES ÉLECTEURS TRUMPISTES ILLIBÉRAUX, VOUS AFFIRMEZ QUE LES ÉLECTEURS DU RN EXPRIMENT DE FORTES ATTENTES À L’ÉGARD DE L’ÉTAT. QUELS RAPPORTS LES ÉLECTEURS DU RN ENTRETIENNENT-ILS VIS-À-VIS DE L’ÉTAT ET DU SERVICE PUBLIC ?
■ Félicien Faury — Effectivement, on n’est pas, à mon sens, dans la situation états-unienne, où l’on trouve dans l’électorat d’extrême droite un anti-étatisme ordinaire beaucoup plus présent. En France, beaucoup d’électeurs rencontrés ont un fort attachement à l’État, à l’idée de service public, mais cet attachement est souvent contrarié, déçu. Les électeurs rencontrés estiment que l’État ne permet plus d’assurer correctement de service public à tous les citoyens. Par exemple, beaucoup de personnes interrogées ont le sentiment que l’école publique se dégrade, ne joue plus son rôle. Beaucoup choisissent dès lors de placer leurs enfants à l’école privée. Mais cela est toujours fait à contrecœur. Ce n’est donc pas un « amour du privé » ou une détestation du public qui explique ce recours à des institutions privées, mais plutôt une déception progressive vis-à-vis de l’offre publique.
■ TOUJOURS DANS LE MÊME SENS, AVEZ-VOUS PU IDENTIFIER LA VISION DES ÉLECTEURS RN ENVERS LES FONCTIONNAIRES ?
■ Félicien Faury — Tout dépend de ce qu’on appelle « fonctionnaires ». Sur mon terrain, un secteur était clairement à part : les forces de l’ordre et de sécurité (policiers, gendarmes, militaires, pompiers…). Certains des électeurs interrogés faisaient partie de ces forces de l’ordre, ou avaient des membres de leur famille ou certains de leurs proches qui l’étaient. Il s’agit de professions valorisées… Contrairement à d’autres, dont les « profs », qui constituent un exemple assez paradigmatique de la façon dont les fonctionnaires sont envisagés. Beaucoup des électeurs du RN ont un faible niveau de diplôme par rapport à leur niveau de revenu. C’est donc par le travail, plus que par l’école, qu’ils sont arrivés à obtenir leur statut social : avoir un emploi à peu près stable, une maison dont ils sont propriétaires… Souvent, il peut exister une sorte de défiance vis-à-vis de personnes qui, à leurs yeux, « travaillent peu » mais doivent leur statut du fait qu’ils sont des petites « élites du diplôme ». Il ne faut cependant pas caricaturer : il n’y a pas de haine farouche du fonctionnaire parmi les électeurs du RN, simplement certaines formes de défiance qui prennent appui sur une valorisation du travail.
■ LORS DE VOTRE ENQUÊTE AVEZ-VOUS RENCONTRÉ DES ÉLECTEURS RN QUI ÉTAIENT FONCTIONNAIRES. SELON VOUS, CELA PARTICIPE-T-IL À CETTE NORMALISATION OU PAS ? ENFIN AVEZ VOUS CONSTATEZ UNE ÉVOLUTION DU VOTE RN DANS LA FONCTION PUBLIQUE ?
■ Félicien Faury — Les travaux statistiques sur l’électorat RN montrent que la Fonction publique continue d’être moins perméable au vote RN que d’autres secteurs. Cependant, c’est de moins en moins le cas, notamment pour la petite Fonction publique, où le RN connaît des scores de plus en plus importants. C’est une évolution notable au sein de l’électorat lepéniste. Enfin, dans certains secteurs particuliers, notamment, comme je l’ai dit, les forces de l’ordre, le vote RN devient de plus en plus la norme. ◆