Longtemps perçue comme en déclin, l’industrie française fait désormais l’objet d’une nouvelle attention des pouvoirs publics et s’affiche comme un objectif national important. Lauréate des programmes Action Cœur de Ville et Territoire d’Industrie, Vire-Normandie dispose d’un tissu industriel dense depuis plusieurs decennies. Comment expliquer cette singularité ?
Dans "Cultiver l’industrie résistance et développement de l’industrie à Vire-Normandie (Calvados)", Gilles Crague place au cœur de son analyse le rapport entre industrie et territoire. Il s’interroge sur ce que peut faire une autorité publique locale qui souhaiterait maintenir et/ou développer l’industrie sur son territoire.
Gilles Crague est ingénieur et écologue de formation, habilité à diriger des recherches en sociologie, et directeur de recherche à l’École nationale des ponts et chaussées (laboratoire CIRED).
Ses travaux sont ancrés dans la sociologie politique et des organisations, et portent sur les mécanismes du développement des firmes et des territoires.
L’objectif de la recherche est de rendre compte de la trajectoire territoriale singulière de l’industrie à Vire-Normandie où, contrairement à la tendance nationale, en forte baisse, la statistique de l’emploi industriel affiche une étonnante stabilité.
Pour ce faire, Gilles Crague examine trois composantes essentielles qui constituent le système industrialo-territorial virois :
- le territoire et ses évolutions
- l’industrie et ses acteurs
- l’action publique
Il explique son raisonnement en comparant l’industrie à une plante.
Née de la fusion de 8 communes, Vire est une commune nouvelle, créée en 2016, de plus de 17 000 habitants. Elle fait partie de l’Intercom de la Vire-au-Noireau (IVN).
La recherche permet de mettre en évidence 3 pôles :
- le pôle urbain de Vire, pôle économique et de services courants (une des deux unités urbaines de l’IVN) ;
- le pôle urbain de Condé, seconde unité urbaine de l’IVN : pôle de services courants qui rayonne au-delà des limites et de l’intercommunalité. Son pôle économique est rattaché à la zone d’emploi de Flers.
- la zone de Sourdeval située dans le département de la Manche (Sud-Manche) : elle est liée au pôle urbain de Vire pour l’emploi, mais bénéficie aussi d’un pôle de services courants autonomes.
Les emplois industriels représentent un quart des emplois, soit deux fois plus que la moyenne nationale.
Une évolution importante du monde industriel est le découplage entre secteur industriel et métier industriel. Ceci se traduit par le développement de métiers techniques ou de production en-dehors des entreprises industrielles.
L’exemple le plus parlant est celui des intérimaires : ils effectuent un métier industriel alors que l’entreprise qui les emploie est considérée comme relevant du secteur des services aux entreprises. Ce phénomène d’externalisation expliquerait entre un cinquième et un quart de la diminution de l’emploi des secteurs industriels en France. S’ajoute à cela la croissance importante de la productivité du travail industriel (automatisation). Il en résulte que la diminution de l’emploi industriel ne relève pas du seul déménagement des usines dans les pays à bas coûts ; elle procède aussi des mutations des processus de fabrication.
Le chercheur propose donc de compléter l’analyse sectorielle par une analyse socioprofessionnelle. L’ouvrier est la figure dominante de l’industrie viroise avec 50% des effectifs industriels de l’IVN. L’autre moitié est constituée de cadres (avec une prédominance d’ingénieurs) et de techniciens. Cela montre que l’industrie à Vire est une industrie qui fabrique ; elle ne correspond donc nullement au modèle de l’ « entreprise sans usine », qui se concentre sur la conception des produits et fait fabriquer à l’étranger.
La recherche montre également une spécificité des industriels virois : leur autonomie stratégique. Le tissu industriel virois ne saurait ainsi être assimilé à un territoire industriel périphérique, dépendant de donneurs d’ordre extérieurs. Cette autonomie stratégique repose sur quatre composantes organisationnelles :
- Un contrôle de la propriété du capital par des dirigeants-entrepreneurs. Ceci se traduit par exemple par des transmissions intrafamiliales des entreprises qui perpétuent un mode de pilotage de l’entreprise où l’industriel prime sur le financier.
- Une très bonne connaissance du marché qui confère aux industriels les capacités de s’adapter en explorant de nouveaux marchés, en diversifiant l’offre pour correspondre aux nouvelles demandes des clients, en concevant des modèles économiques innovants etc…
- Une expertise technique : plusieurs industriels interrogés semblent avoir développé une activité de sous-traitance industrielle, en parallèle de leur activité de fabrication propre. La maîtrise technique se loge également dans la capacité de conception propre, qui peut s’incarner dans une fonction « bureaux d’étude » ou un service de R&D. Tous les industriels rencontrés en sont dotés.
- La capacité d’adaptation : qui concerne tant les processus de fabrication (impression 3D, robotique guidée par vision, radioguidage des flux internes, etc.) que la main-d’œuvre (des salariés formés à la micromécanique deviennent des roboticiens).
Des interventions publiques ont accompagné la transformation silencieuse du profil socioprofessionnel de l’industrie viroise durant la dernière décennie. Elle prend une diversité de formes.
- Elle intervient notamment lors d’épisodes de restructuration qui entraînent des licenciements. Plusieurs industriels du territoire virois ont été concernés par des réductions d’effectif dans la dernière décennie, du fait notamment de la crise financière de 2008. Le rôle des services de l’État, et notamment de la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRECCTE) (aujourd’hui la Direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (DREETS)), est alors décisif pour mettre en œuvre les mesures d’accompagnement et de compensation des salariés licenciés (plan de sauvegarde de l’emploi).
- Elle intervient en lien avec des évolutions « naturelles » de la main-d’œuvre (vieillissement, départs en retraite, évolution des compétences…) et les besoins de recrutement associés, avec des actions anticipées de recrutement et de formation, menées conjointement par les industriels et Pôle Emploi (aujourd’hui France Travail).
Plusieurs industriels ont pu bénéficier de cet appui pour :
- créer une école de formation interne afin de faire évoluer les compétences de leurs salariés,
- renouveler les compétences avec un outil dédié de France Travail : l’action de formation préalable au recrutement (AFPR). Celui-ci finance 400 heures de formation, assurée par l’entreprise, pendant une durée de six mois, au terme desquels l’entreprise s’engage à embaucher en CDD (a minima) les personnes formées.
Dans l’ensemble des soutiens publics locaux à l’industrie, il y a aussi les actions de soutien financier menées par BPI France, sous forme de prêts ou de prises de participation, qui interviennent à différents moments-clés du développement des projets industriels.
Il y a enfin le rôle crucial de l’action foncière et de l’aménagement spatial porté par les collectivités territoriales.
Cette action s'incarne notamment dans la zone d’activité économique (ZAE) Vire-La Graverie, décidée dans les années 1960, qui comprend aujourd’hui un peu plus de 200 hectares, hors zones commerciales. Cette ZAE fait l’objet depuis sa création d’une gestion continue et attentive par la collectivité, élus et techniciens, en interaction directe avec le monde agricole et ses structures (par exemple la SAFER).
L'action publique foncière pour l'industrie comporte trois caractéristiques importantes :
- la vitesse d’exécution au moment des projets d’implantation : les services techniques municipaux virois ont développé des routines organisationnelles qui leur permettent de répondre très rapidement aux cahiers des charges des industriels. L’enquête a mis en évidence l’engagement des autorités publiques, tant du côté des services de régulation de l’État (avec la mise en place d’un fonctionnement en « mode projet » avec les différentes autorités compétentes sous l’égide du préfet) que du côté des élus et techniciens des collectivités territoriales qui possèdent les compétences techniques nécessaires.
- le couplage de la ressource foncière avec d’autres ressources matérielles (eau et assainissement, énergie, voierie) : permet aux industriels de bénéficier d’investissements couteux qu’ils ne pourraient mener seuls. Cela leur permet parfois de bénéficier de l’appui et des conseils de l’autorité publique gestionnaire pour se conformer à la règlementation environnementale.
- l’ancrage de l’investissement foncier dans un projet de développement territorial autonome : le soutien aux industriels locaux ne s’effectue pas à tout prix, indépendamment des effets potentiels sur le territoire et sa population. Ainsi, confronté à des difficultés économiques, un industriel virois s’est tourné vers la collectivité pour lui demander de prendre à son compte ses actifs immobiliers afin de soulager son bilan. La collectivité a refusé mais a accompagné l’industriel dans son projet, d’une part en se portant garante, et d’autre part, en activant ses réseaux afin de trouver des établissements financiers susceptibles d’opérer le portage immobilier.
Toutes les ressources nécessaires à l’industrie (l’accès à l’eau, à l’assainissement, aux réseaux de transport et d’énergie, la gestion des déchets) sont au cœur de la transition écologique et plusieurs initiatives sont déjà à l’œuvre :
- Un site de méthanisation mobilise par exemple des déchets de l’agriculture et de l’industrie agroalimentaire, ainsi que la chaleur fatale d’un industriel voisin, en vue de produire du biogaz.
- Des industriels ont installé des panneaux photovoltaïques afin d’accroître leur autosuffisance énergétique.
- Un industriel de l’agroalimentaire et un cimentier étudient la possibilité de réutiliser les eaux usées de l’un pour alimenter le process de l’autre.
- Des groupes de travail consacrés à l’enjeu de l’énergie ont été créés au sein de l’association d’industriels TechNormandie.
En conclusion, le territoire virois a réussi à maintenir et moderniser son tissu industriel, alors que le territoire connaissait simultanément de profondes réorganisations spatiales et sociodémographiques. Deux facteurs principaux en sont à l’origine.
- L’adaptation des entreprises industrielles : renouvellement des marchés, des processus de fabrication et des profils de main d’œuvre (et, notamment, le développement de l’intérim industriel), connexions extraterritoriales, souvent d’échelle internationale, dans tous les grands champs fonctionnels de l’entreprise (achat, vente, technologie, compétence, R&D).
- Une action publique indirecte : Premièrement, la mise à disposition de ressources matérielles y est cruciale (foncier, énergie, eau). Toutes ces ressources sont aujourd’hui critiques, en lien avec l’impératif de transition écologique. C’est là indéniablement que réside le chantier de la décennie à venir, tant du côté des industriels que des autorités publiques locales. Deuxièmement, parce que leurs intérêts ne se confondent pas, les pouvoirs publics et les industriels interagissent à bonne distance.
[ Textes : Pauline Manier ] - [ Photos : Arnaud Bouissou ] - [ Vidéos : Sully Cassagneau ] / TERRA
Crédits :
Ministère de l’Aménagement du territoire et de la Décentralisation et Ministère de la Transition écologique, de la Biodiversité, de la Forêt, de la Mer et de la Pêche