À Agen, la plus ancienne SMAC de France porte un labo dont la baseline est explicite : « do it yourself ! ». Son ambition est d'essaimer une culture numérique à toutes et tous, et pas n'importe laquelle. La salle défend les valeurs du libre, avec subtilité, aussi bien en interne, qu'auprès de ses publics et plus largement sur le territoire. Reportage au cœur du circuit.
À l'approche du solstice d'été, le trajet vers Agen prend des allures de départ en vacances. Le soleil, baignant dans les vignes environnantes, amorce une douce transition jusqu'en Lot-et-Garonne. À deux pas de la gare, en plein centre-ville, le Florida trône avec modestie. Tour à tour music-hall puis cinéma, la salle devient en 1993 un lieu de musiques actuelles, tourné vers la jeunesse. Mais au-delà de ses activités de concerts et de pratiques musicales, la SMAC développe un axe important autour du numérique. « Un mode de pratique, de production, de création et d'écoute intégré de manière forte et transversale au projet » exprime Florent Bénéteau, directeur du Florida. Dès son origine, le lieu consacre un espace dédié à la MAO (musique assistée par ordinateur), puis devient le premier ECM (Espace culturel multimédia) de France en 1998, dans un souci (déjà) de « démocratisation de l'usage numérique ». Fatima Afkir, administratrice du lieu, se souvient des ordinateurs à disposition dans ce qui constitue aujourd'hui l'espace-bar. Au fil des années, cet axe évolue, avec parfois plusieurs salarié·es dédié·es, aujourd'hui un à plein temps. Arrivé dans l'association il y a une dizaine d'années, Pierre-Mary Gimenez-Guillem est coordinateur de l'action culturelle et responsable du numérique. Et si les deux fonctions sont rassemblées, c'est qu'elles s'entremêlent étroitement. Informaticien de formation, sa mission principale est la médiation autour des outils numériques. « Pierre-Mary a apporté une autre dimension, une éthique forte qui fait sens au Florida, en cohérence avec ses valeurs d'ouverture, d'accessibilité et d'indépendance » témoigne le directeur.
De la musique assistée par ordinateur au bricolage électronique
Il reprend d'abord le flambeau des activités MAO avant de leur donner une autre tournure : « J'avais du mal à penser que les publics allaient pouvoir s'approprier ces techniques et les reproduire chez eux. Elles nécessitent des logiciels chers, des ordinateurs puissants, des contrôleurs... » partage-t-il. Son approche, inspirée des valeurs de l'éducation populaire, l'amène plutôt à initier des ateliers pour apprendre à fabriquer et réparer des instruments électroniques, selon ses usages et besoins. Ainsi, il espère contribuer à développer « une connaissance permettant de ne pas surconsommer » et engager les publics dans « une posture d'émancipation à l'égard des outils numériques ».
Au milieu de son bureau, trône un drôle de vaisseau - la Machine sonore infernale (MSI par les intimes) - dont il a fabriqué le prototype en 2017, en un mois, avec des matériaux de récupération, pour répondre à l'appel d'un festival. Le projet est, depuis, devenu central pour le labo du Florida. Une version aboutie, permise par un financement de la Région Nouvelle-Aquitaine, devient l'alibi parfait pour sensibiliser les familles et les publics scolaires de trois façons, explique-t-il : « c'est un objet de démonstration, il permet également des ateliers de musique en groupe, et est aussi un support de bricolage électronique ». En effet, depuis sa construction en 2021, la MSI ne s'est jamais arrêtée d'évoluer.
Le dernier projet d'envergure est mené avec des élèves du collège voisin - Joseph Chaumié - entre septembre et décembre 2023, porté avec Mme Chartier, professeure de français et manager de l'internat et Mme Rioual, professeure de musique, autrice d'une thèse intitulée « De la musique dans le monde sourd à l'ère numérique ». En six séances d'une heure, les élèves conçoivent un dispositif permettant aux personnes sourdes d'utiliser la machine sonore. De l'idée au prototype en passant par le dessin et la soudure, la petite dizaine d'internes et non-internes passe par plusieurs étapes : appréhender la problématique, réfléchir aux possibilités, puis fabriquer et enfin tester leur invention. C'est un dispositif transportable, permettant de traduire le son en lumière, qui est ainsi développé, permettant à la MSI de gagner en inclusivité. Un processus restitué par les professeures, en deux étapes : à mi-parcours, puis à la fin à travers un article intitulé « la fierté d'avoir réussi ». Mme Chartier témoigne : « Il leur a fallu s'accrocher à travers ce processus exigeant qui a pu en déstabiliser certains », partage-t-elle. Car avant de passer au stade de la fabrication, « il s'agissait de construire et mettre en relations des connaissances ».
In fine, et sans toutefois l’étiqueter ainsi, le projet a participé à démystifier et rendre accessible la construction d'outils numériques et le développement de ces compétences auprès d'un public jeune. La machine sonore infernale n'est d'ailleurs pas le seul outil pour remplir cet objectif. Comme régulièrement le mercredi, Pierre-Mary a rendez-vous dans une association de protection de l'enfance. Depuis trois ans, il y anime un atelier radio qui prend, cette année, pour thématique : le futur. Sujet, script, micro-trottoir, bruitages, jingles, voix off, montage... les adolescent·es sont mis à contribution. Alessia évoque avec fierté la fois où elle a été en charge de la table de mixage et du lancement des jingles, tandis que Luna liste les messages délivrés lors de l'émission dédiée à la lutte contre les discriminations. Pour Éléonore, une des deux éducatrices, ces temps sont « un prétexte pour parler, s'exprimer, discuter, dialoguer, faire du lien avec les parents également ». L'esprit « numérique libre » leur est invisible car le médiateur du Florida préfère parfois « faire sans dire » et amener chacun·e à s'approprier directement des outils éthiques – ici Audacity, logiciel libre et gratuit n'exploitant pas les données.
La preuve par l'exemple
Et si le Florida porte avec subtilité ce sujet, c'est parce qu'il est droit dans ses bottes. En effet, la salle est engagée dans cette dynamique pour son organisation interne depuis plusieurs années. « Amené par Pierre-Mary subtilement », le directeur raconte comment le sujet a été partagé et discuté en réunion d'équipe, puis expérimenté avant d'être pleinement intégré. Une démarche patiente qui a permis de passer d'un outil local à un outil en ligne, partagé, open source. Malgré le changement d'habitudes, aucune résistance ne semble avoir été opposée. Jérôme Baratié-Pouget, directeur technique du Florida depuis 2001, a vécu cette transition accélérée par le Covid. « Nous étions en télétravail, les boîtes mails étaient pleines, l'accès aux dossiers du serveur local posait des soucis de sécurité, et Pierre-Mary nous a proposé de lancer notre propre BOC, sécurisé et maniable ». BOC - pour boîte à outils numériques coopérative - est le petit nom donné par l'équipe du Florida à cet outil partagé. Il est une déclinaison personnalisée de Nextcloud, logiciel libre alternative à la suite Google.
Chloé Ferran, chargée d'accueil, de billetterie et des publics, nous fait la démonstration : tout se passe en ligne. Chaque utilisateur·ice possède un compte personnel pour accéder au BOC commun. On y retrouve agenda personnel et commun, stockage de documents permettant un travail collaboratif, messagerie instantanée, formulaires de sondage... Tous les ingrédients de la suite Google, avec une interface si proche qu'on pourrait s'y tromper ! Chloé ne voit aucune contrainte, et plutôt un avantage à cet outil libre : « Nous pouvons faire des retours, partir de nos besoins, cela nous redonne la main sur nos outils », explique-t-elle. Bug ou demande spécifique, elle en témoigne régulièrement à Pierre-Mary qui s'en fait ensuite le relai. « Les logiciels libres sont même en train de dépasser les logiciels propriétaires grâce au dynamisme de la communauté » lance Pierre-Mary, expliquant qu'un système de vote permet de prioriser les développements à mener. En cours : un chantier autour de la base de contacts – billetterie, mailing list, contacts individuels – qu'il s'agira de rassembler.
David Bailly, en charge de la communication au sein de la salle complète la liste des outils alternatifs utilisés au sein de la structure. Côté réseaux sociaux, le Florida a créé des comptes PeerTube (alternative à Youtube), Mastodon (alternative à X – ancien Twitter) et Diaspora (alternative à Facebook), basés sur des logiciels libres non détenus donc, par des sociétés commerciales. Les communautés les utilisant sont moindres, mais ils permettent, selon lui, d'éviter de nombreux inconvénients : pubs intempestives, exploitation des données et recommandations algorithmes abusives. David conjugue le plus souvent les deux. Il s'agit pour lui d'« initier la bascule afin de commencer à démocratiser ces nouveaux outils ». Et face aux craintes d'une visibilité moindre, Pierre-Mary questionne : « Qui, finalement, regarde les vidéos d'une salle de concert sinon un public local qui clique sur un lien ? » Subtilement, donc, les liens PeerTube remplacent les liens YouTube.
« C'est un peu notre tambouille interne, on communique peu dessus », admet David avant de prolonger, « mais nous valorisons plutôt les projets. Il ne s'agit pas de tomber dans le culte de l'outil, qui doit rester au service de nos objectifs et de la création ». Il se garde bien, d'ailleurs, d'un discours moraliste : « Nous essayons de mettre en cohérence notre discours et notre pratique, d'éliminer nos propres contradictions, mais la transition se fera sur le long terme, petit à petit ».
Lors des visites de la salle qu'elle mène auprès de différents publics, Chloé prend plaisir à insister sur la démarche du Labo autour des outils numériques. Elle espère ainsi « planter des petites graines pour montrer qu'il existe des alternatives ». Elle s'appuie sur sa propre expérience, témoignant qu'avant son arrivée en octobre 2022, elle n'avait pas conscience des enjeux autour de ce sujet. C'est bien grâce aux temps d'échanges, aux formations régulières, aux tutos ludiques et simplifiés fournis par Pierre-Mary que la petite équipe explique avoir appris à s'approprier ces outils. Sa double compétence en informatique et en médiation semble ici avoir permis le succès de son approche pédagogique. La compréhension des enjeux apparaît, quant à elle, primordiale et semble même constituer un facteur de cohésion, voire une fierté partagée.
À celles et ceux qui voudraient se lancer, Pierre-Mary prévient que « tout faire soi-même peut être lourd ». Néanmoins, il préconise de s'appuyer sur des interlocuteurs relais : les CHATONS - pour Collectif des Hébergeurs Alternatifs, Transparents, Ouverts, Neutres et Solidaires.
Le numérique libre comme vecteur de coopération territoriale
Mais la SMAC ne s'arrête pas là et porte l'ambition de contribuer à porter le sujet du numérique libre à l'échelle départementale et régionale. Le point de départ, situé en 2021, est raconté par Robin Serre-Ardill, ingénieur et intervenant autour du low-tech au sein de plusieurs associations. À l'époque, il se pose cette question : « Google, YouTube etc. nous facilitent la vie, on ne peut pas s'en passer pourtant nous aimerions tous. Comment faire ? ». Selon lui, « il faut fondamentalement que cette question soit portée collectivement ». Et c'est au détour d'un atelier sur Mobilizons (alternative à Facebook), porté par Le Florida, que se rencontrent les quatre structures aujourd'hui porteuses du projet BOC47 – aGeNUx, Le Florida, Campus numérique 47 et Courts-circuits 47 – réalisant leur désir de « faire commun » sur le sujet.
Collectif informel, BOC 47, met en place « des outils numériques coopératifs libres pour faciliter la coopération sur le territoire ». Mais ce n'est – encore – pas sur l'aspect « libre » que le collectif insiste. « Il y a peu de gens que cela intéresse véritablement. Cela peut même sonner comme péjoratif, ennuyeux, moralisateur pour certain·es » explique Pierre-Mary. Les membres du BOC47 s'emploient donc à convaincre autrement, proposant « un serveur hébergé à Agen » ; « une relocalisation des compétences, outils et données » ; une démarche garantie sans revente de données... bref un modèle socio-économique plus éthique, soutenable et décentralisé. Son manifeste explicite ce propos.
Une fois par mois, ses membres proposent également un atelier de trois heures, aux associations et particuliers du département intéressés pour rejoindre la démarche et découvrir les outils du BOC. Robin cherche à « leur donner le sentiment de comprendre ce qu'il se passe ». L'enjeu est de « générer une gratification pour surmonter le fait de changer d'outils ». Cela passe notamment par la simplification du processus et l'explication des enjeux permettant de « susciter des motivations profondes ».
Avec plus de 200 comptes utilisateur·ices et une cinquantaine d'associations, le collectif se développe et compte aujourd'hui un salarié à temps plein. La démarche reste cependant fragile car coûteuse notamment par l'investissement humain qu'elle suppose, et « repose aujourd'hui entièrement sur des subventions publiques, avec le soutien du Conseil Départemental du Lot-et-Garonne » .
Depuis peu, Le Florida est également référent sur la question du numérique au sein du RIM - Réseau des Indépendants de la Musique en Nouvelle-Aquitaine. Une mise en avant du sujet « facilitée par le fait que le directeur du RIM a lui-même une appétence pour ce sujet » confie Pierre-Mary. L'ambition est ici de sensibiliser plus largement les acteurs et actrices du réseau aux outils libres, par la constitution de ressources partagées.
« Le numérique a traversé le temps et les décennies, mais reste toujours un axe fort dans le projet du Florida » affirme son directeur, ajoutant : « c'est un témoin de notre temps qui permet de mener des réflexions sociétales ». À l'heure où l'économie des SMAC est fragilisée, le temps de travail dégagé par Le Florida est un signe fort de l'engagement de la salle sur cette thématique : « C'est un choix assumé de soutenir ces initiatives qui font évoluer le lieu et son projet. Et si, d'ailleurs, Le Florida n'allait plus vers ce type d'exploration, ce ne serait plus Le Florida » conclut son directeur.
(Crédits photos : Plon)