Située au cœur de la mer Baltique, l’île touristique de Gotland s’érige en rempart stratégique pour l’organisation transatlantique. Sur place pourtant, certains habitants s’inquiètent de la récente adhésion.
Calots vissés sur la tête, les militaires sont patiemment alignés dans la cour du régiment de Gotland. Devant eux, trois drapeaux aux couleurs de la Suède flottent dans le ciel. Dans quelques minutes, un quatrième sera hissé à leur côté, orné de la fameuse boussole blanche de l’Otan. Ce lundi 11 mars, ils sont une centaine de soldats, conscrits et locaux à être présents à la cérémonie marquant l’adhésion du pays scandinave à l’Alliance atlantique. Même la mascotte du régiment, le bélier « Harald le Sixième », est venue assister au spectacle, elle aussi vêtue d’une tenue militaire.
Au pied du mât, la ministre suédoise des Personnes âgées et de la Sécurité sociale, Anna Tenje – venue du continent pour représenter le gouvernement –, entame son discours, rythmé par les applaudissements et les secousses de vent. « La Suède est désormais un pays plus sûr, en cette période d’incertitudes », assure-t-elle à son public. Quelques jours plus tôt, le pays nordique a officiellement rejoint l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord. En devenant le 32e membre, il met fin à deux siècles de neutralité puis de non-alignement militaire.
Un « moment historique », souligne Anna Tenje une fois la cérémonie terminée. Laissant entrevoir la broche épinglée à sa veste représentant les drapeaux de la Suède et de l’Otan entrelacés, la ministre insiste, souriante, sur l’importance de cette nouvelle coopération. L’Etat « s’est rapproché d’autres pays qui défendent la démocratie et les mêmes valeurs que nous. Ensemble, nous sommes plus forts qu’en tant que pays isolé ».
« Une position stratégique »
Si la journée « historique » est aussi célébrée à Stockholm et à Bruxelles, elle revêt une dimension toute particulière à Gotland. Située à moins de 350 kilomètres de l’enclave russe de Kaliningrad, l’île touristique occupe « une position stratégique, au milieu de la mer Baltique », rappelle Dan Rasmussen, à la tête du régiment de Gotland. Alors depuis la guerre en Ukraine, la Suède a fait de sa défense une priorité. Et n’a cessé d’accélérer sa remilitarisation, débutée après l’annexion de la Crimée par la Russie, en 2014. Un choix inévitable, estime le colonel.
Uniforme militaire et mains derrière le dos, Dan Rasmussen prend la pose devant le nouveau drapeau. Il le sait, l’adhésion à l’Otan est une décision capitale pour ses troupes. « Ça signifie que nous ne sommes plus la ligne de front que Gotland était sur le territoire suédois [...]. Au sein de l’alliance, nous faisons désormais partie de la défense collective. La Suède est donc davantage en sécurité », assure le colonel, ajoutant qu’ils vont « travailler encore plus afin d’être encore mieux préparés » en cas d’attaque. D’ici à 2027, précise le porte- parole du régiment, Tomas Ängshammar, 4 000 personnes devraient être pleinement mobilisées pour la défense de Gotland.
« Un manque de démocratie »
Sur l’île, pourtant, tous les habitants ne partagent pas le même enthousiasme. Si certains saluent une adhésion nécessaire et longtemps attendue, d’autres ne voient pas d’un bon œil la récente décision. Dans le centre de Visby, la capitale, une affiche trône sur la devanture d’un café où il est écrit, en lettres majuscules : « Nato dra ät helvete ». En français : « Otan, va en enfer ». A l’intérieur, de l’autre côté du comptoir, le restaurateur ne cache pas sa colère. « Tout le monde est contre l’Otan ! L'Otan peut aller en enfer ! » lance-t-il avant de repartir aussitôt en cuisine, refusant d’en dire davantage.
Selon un sondage publié début mars par la radio SR, une majorité de Suédois estime que leur pays a fait « trop de sacrifices » pour intégrer l’Alliance... tout en estimant que la sécurité du pays est renforcée par l’adhésion. A Gotland, qui compte 60 000 habitants, quelques rassemblements et pétitions ont été lancés ces derniers mois pour protester contre l’Otan. Des événements généralement relayés sur les réseaux sociaux, comme sur la page Facebook « Nej till NATO Gotland » - « Non à l’Otan Gotland » -, qui rassemble quelque 1 400 personnes.
Mais dans la ville médiévale de Visby, peu sont ceux qui se mobilisent vraiment. Si dans les commerces et le long des rues pavées plusieurs habitants grimacent à l’évocation de l’Otan, beaucoup affirment ne pas participer aux rassemblements ni vouloir témoigner publiquement. Dans les médias, seule une poignée de locaux s’exprime et tente de s’organiser. Parmi eux, Knut Stahle, 35 ans. Assis au café de la bibliothèque du campus universitaire avec vue sur la Baltique, ce graphiste originaire de Gotland regrette « un manque de démocratie ». « La décision de faire adhérer la Suède à l’Otan a été prise par des hommes politiques, sans que nous, le peuple suédois, ayons la possibilité d’avoir notre mot à dire ».
Le « DCA », un accord qui fait débat
Au-delà de la forte présence militaire et des dépenses liées à l’Otan – il est convenu que chaque pays membre de l’alliance consacre au moins 2 % de son PIB à la défense –, le graphiste pointe surtout du doigt le « DCA ». Un accord de défense signé début décembre entre les Etats-Unis et la Suède, autorisant les Etats-Unis à avoir accès à 17 bases militaires dans le pays scandinave, et notamment à Gotland.
Au cœur des craintes : la potentielle présence d’armes nucléaires sur l’île. Si Washington s’est pourtant déjà engagé à ne pas en introduire sur le sol suédois, certains habitants restent sur leurs gardes. Et réclament que cette interdiction soit explicitement mentionnée dans le texte de l’accord. Redoutant que le « DCA » fasse de la région « une cible potentielle en cas de guerre », Knut Stahle a lancé une nouvelle pétition. A en croire son site web, plus de 600 personnes y ont apposé leur signature. Des noms qui furent envoyés mercredi 13 mars à deux députés de Gotland, les appelant à voter contre l’accord de défense.
Malgré ces tentatives, Gotland devrait poursuivre sa trajectoire, et permettre à l’Otan de compter sur la position stratégique du territoire. Le regard tourné vers les militaires de l’île, la ministre Anna Tenje a tenu à rappeler le rôle « crucial » qu’ils avaient à jouer « car nous allons maintenant contribuer à la sécurité de l’ensemble de l’Alliance ». Interrogé par le Financial Times cette semaine, le Premier ministre suédois, Ulf Kristersson, l’a d’ores et déjà assuré : l’une des premières tâches importantes de la Suède en tant que nouveau membre de l’Otan sera de renforcer la défense de Gotland.