À la digue du Braek, baignade en zone grise Entre usines Seveso et Mer de la manche : Enquète sur une plage qui ne dit pas son nom

À la digue du Braek, derrière des usines Seveso du Grand port de Dunkerque, se cache une plage fréquentée depuis des dizaines d’années par des pêcheurs et baigneurs locaux. Alors que sa proximité avec un site industriel interroge, elle est la seule de la côte sans contrôle de la qualité de l’eau : municipalité, autorité portuaire et ARS se rejettent la compétence.

Une longue bande de sable fin et blanc. D’un côté, la mer du Nord. De l’autre, un immense site industriel aux usines classées Seveso. C’est un décor digne d’un film de science-fiction qu’offre la digue du Braek, le long du Grand Port Maritime de Dunkerque, où nature et usines se côtoient comme nulle part ailleurs.

Au mois de février, quelques promeneurs, une dizaine de pêcheurs et une famille de phoques profitent du calme des dunes avant l’arrivée de la foule aux beaux jours. « L’été, la plage est pleine à craquer » confie Gérard, habitué de ce spot de pêche depuis près de vingt ans. Dès que les températures augmentent et que les premiers rayons de soleil font leur apparition, les voitures arrivent en nombre sur la digue, où les habitués installent parasols et serviettes pour profiter d’une journée à la mer. Si les yeux restaient fixés sur l'horizon, on pourrait presque croire à une plage classique. Mais impossible de faire abstraction de l’immense site industriel qui se trouve juste derrière, séparé de la plage par un bassin minéralier large de 200 mètres. L’odeur d’abord, semblable à celle du soufre, embaume l’air et cela avant même l’arrivée sur la plage. Les fumées grises et oranges qui s’échappent des cheminées viennent parfois picoter le nez, lorsque le vent se lève. Mais aussi le bruit : les cris des goélands et le son des vagues s'entremêlent aux fracas des hauts-fourneaux et des déchargements des vraquiers.

Compétition de "surfcasting" à la digue du Braek (source : Surf Casting Club Dunkerquois)

Ce décor si particulier a valu à la digue de devenir un incontournable pour les voyageurs en quête de lieux insolites : nombreux sont les sites de tourisme ou de sport de glisse qui recommandent ce « spot mythique », comme le qualifie le site Côte d’Opale Tourisme. Pour autant, d’après Hervé Flanquart, enseignant chercheur en sociologie spécialiste de la perception des risques industriels, « les principaux usagers de cette plage sont les habitants du quartier ouvrier de Mardyck », commune aujourd’hui rattachée à l’agglomération dunkerquoise. D’après lui, l’usage de cet espace s’explique notamment par son histoire. « La digue a été bâtie dans les années cinquante, sur un lieu où auparavant les gens avaient une plage ». Cet espace a donc historiquement toujours été un lieu de baignade et de loisirs balnéaires pour les mardyckois, qui ne se rendaient pas à la plage de Malo-Les-Bains, dans le centre de Dunkerque. Ainsi, d’après le sociologue, « une fois que la digue a été construite, les habitants de Mardyck se sont retrouvés sans plage. Puis le sable s’est accumulé et les usagers ont réinvesti la digue. Mais cette plage est loin d’être banale, elle se situe dans une zone à risque ».

Quinze usines Seveso

Quinze : c’est le nombre d'usines classées Seveso dans la zone industrialo-portuaire de Dunkerque, le secteur de la digue du Braek. Cette classification européenne s’applique sur les sites industriels qui présentent des risques d’accident majeurs entraînant des conséquences immédiates graves sur les populations et l'environnement, selon les termes du ministère de l’Environnement. Concrètement, il existe un risque potentiel d’incendies, d’intoxication ou encore d’explosion, comme en 2001 lors de l’explosion de l’usine AZF de Toulouse causant 31 décès.

Ces sites industriels sont donc soumis à un très haut niveau de surveillance et de prévention, en matière de « construction, de déploiement de secours mais aussi de mise en place d’information au grand public » selon la loi risque de 2003, dite loi “Bachelot”. Cette dernière prévoit la mise en place de plans de prévention des risques technologiques (PPRT) sur les territoires accueillant des sites industriels à haut risque. Autour de la digue du Braek, en raison de la forte concentration de ces sites, un unique plan de prévention a été mis en place en 2015, concernant entre autres neuf établissements d’ArcelorMittal Dunkerque ou encore les sites de pétrochimie Versalis. Sont concernées par ce plan Dunkerque, Saint-Pol-sur-Mer, Fort Mardyck, Mardyck, Grande-Synthe et Loon-Plage.

Selon le degré d’exposition, les secteurs sont classés de rouge à vert. La plage de la digue du Braek, classée en zone verte, entre dans la zone concernée par le PPRT, mais n’est soumise qu’à des recommandations. Ce qui n'est, en revanche, pas le cas de l’unique voie d’accès à la plage. Depuis la fermeture de l’accès Est (depuis Dunkerque) par l’écluse Charles De Gaulle, les usagers n’ont plus d’autre choix que d’accéder à la digue par l’ouest, via la route de Mardyck : une zone classée rouge et donc soumise à des prescriptions. Expropriation, interdiction de construction et d’utilisation de bâtiments ou encore d'axes de communication : la zone est réglementée à hauteur des risques encourus. En 2019 et en 2022 l’usine Versalis, voisine de la route de Mardyck, avait pris feu.

« Aucune interdiction d’accès »

De fait, bien que l’arrêté préfectoral n°67/2021 interdit au public la circulation au sein du port, et cela quel que soit l’exposition de la zone, plusieurs routes, dont celle de la digue du Braek (la bande de goudron qui borde la plage) ainsi que la route de Mardyck, font exception. Une situation confirmée par Jean-Jacques Fournier, adjoint au commandant du port et spécialisé sur les matières dangereuses : « Il n’existe aucune interdiction d’accès à la digue du Braek, ce dernier a même été facilité suite aux demandes de pêcheurs ». Ces usagers disposent même d’une dérogation qui leur permet de pêcher - à pied ou à la ligne - sur la digue, alors que l’activité est interdite sur le reste du port, par le même arrêté. Régulièrement, le Surf Casting club dunkerquois organise des compétitions de pêche sur la plage ou dans le bassin minéralier en face des usines. En septembre 2023, la manche régionale Hauts-de-France avait réuni 205 participants. Le succès du lieu s’explique pour Romuald, propriétaire du magasin Littoral pêche à Dunkerque car « c’est un endroit relativement calme et épargné par les touristes, surtout l’été, comparé à la plage de Malo-les-Bains où la pêche peut même être interdite sur cette période ». Le spot est aussi apprécié des baigneurs, qui viennent en nombre l’été. Les six kilomètres de sable offerts par la digue permettent à tous de profiter de cet espace sans se gêner. Bien que son accès et son utilisation soient autorisés par les autorités portuaires, la plage de la digue du Braek ne figure pas dans la liste des zones de baignade de la municipalité : un manquement de la part des autorités publiques selon Christian Belhache, magistrat honoraire et spécialiste du droit de la baignade. « Si la plage est de fait fréquentée, le maire doit prendre toutes les mesures utiles pour garantir la sécurité de ceux qui se baignent, et notamment, s’il y a du monde, prendre un arrêté municipal pour créer une zone de baignade aménagée et réglementée », explique-t-il.

La compétence de la mairie sur ce lieu en matière de baignade a été confirmée par Jean Jacques Fournier, mais également par le commissariat de police de Dunkerque. De son côté, la police municipale de Grande-Synthe (commune bordant aussi la digue), répond « que la mairie est bien compétente sur ce lieu pour rédiger et faire appliquer des arrêtés, mais qu’étant donné que la plage appartient au port, elle n’agira que si le port la sollicite ». L’entremêlement des compétences, partagées entre la mairie et les autorités du Grand Port Maritime, permet à chacun de rejeter la responsabilité de l'aménagement et de la gestion de la plage à l’autre - un jeu de ping-pong, dont le grand perdant reste l’usager.

Absence de relevés sur la qualité de l’eau

Reste que le problème principal de cette plage réside dans l’impossibilité pour les usagers de savoir s'ils se baignent dans une eau polluée. Alors que les résultats des contrôles de la qualité des eaux de baignade sont disponibles pour toutes les plages de la côte sur le site de l’Agence régionale de santé (ARS), ceux de la digue du Braek manquent à l’appel. Or, d’après la directive européenne 2006/7/CE, « le public devrait disposer en temps opportun d'informations pertinentes sur les résultats de la surveillance de la qualité des eaux de baignade ». Selon le service environnement de la mairie de Dunkerque, l’ARS n’effectue pas de contrôle sur la qualité des eaux de baignade de la digue du Braek. La mairie se justifie par le fait « qu'il n’y a pas lieu d’avoir un contrôle puisque qu’il ne s’agit pas d’une zone de baignade aménagée ».

Or, les prérogatives de l’ARS comprennent « le contrôle sanitaire sur l’ensemble des zones accessibles au public où la baignade est habituellement pratiquée par un nombre important de baigneurs et qui n’ont pas fait l’objet d’une interdiction permanente. » - ce qui correspond au cas de la digue du Braek. Contacté à plusieurs reprises à ce sujet, l’ARS n’a pas donné suite. Ces contrôles sanitaires de l’eau de baignade ne sont pas non plus effectués par le Grand Port Maritime de Dunkerque. « Le port contrôle uniquement les eaux côté bassin minéralier, le reste est la prérogative de l’État » précise Jean-Jacques Fournier.

Une préoccupation qui interroge certains usagers, qui continuent tout de même de s’y rendre, « Quand on s’essuie le front au retour de la pêche, on n’a pas que de la sueur et du sel », ironise Romuald, sous-entendant que des poussières des usines se seraient aussi déposées sur sa figure. Pour cause, les panneaux de signalisation et les barrières des environs sont couverts d’une couche orange. En l’absence de test, les baigneurs de la digue du Braek n’ont donc aucune possibilité de savoir s’ils se baignent dans une eau non polluée.

Depuis plusieurs dizaines d’années, l’absence de décision forte de la part des autorités publiques, qui n’ont ni aménagé une zone de baignade sécurisée, ni interdit l’accès à la plage, fait de la digue du Braek une zone grise, où le droit n’est pas toujours respecté - au détriment de la sécurité des usagers. « On est dans une sorte d’entre-deux mou, où de temps en temps on durcit les règles mais où on n’a pas le courage de vraiment fermer l’accès à la digue » résume le chercheur Hervé Flanquart.

Arthur Carn et Madeleine de Blic