Sécheresse : Un gazon moche pour économiser l'eau Jordan Lachaux

Pour inciter sa population à consommer moins d’eau, la municipalité de Gotland, une île suédoise isolée au milieu de la Baltique, a lancé le concours du gazon le plus moche. L'idée a séduit d'autres pays qui ont, eux aussi, lancé leur compétition.

Stina Östman arbore fièrement un t-shirt marron sur lequel est écrit “Jag har Gotlands fulaste gräsmatta”. Traduction : “J’ai la pelouse la plus moche de Gotland”. Ce vêtement, elle l’a reçu l’année dernière après avoir remporté un concours pour le moins original, celui du gazon le plus moche de son île. Nous sommes à Gotland, une petite motte de terre suédoise perdue au milieu de la mer Baltique.

Ce concours est né sur l’île en 2022. Il a été créé par les autorités locales pour inciter les habitants à consommer moins d’eau l’été, en évitant d’arroser sa pelouse. Une façon de transmettre les bonnes pratiques en matière d’économie d’eau et de lutter contre la sécheresse qui touche l’île en période estivale. Tout se passe sur les réseaux sociaux. Il suffit de poster des photos ou des vidéos de son jardin et d’y ajouter un hashtag pour participer.

C’est ce qu’a fait Stina, sans trop y croire. « L’été dernier, il n’a pas plu de tout le mois de juillet, se rappelle-t-elle. Tout était si sec ! Moi, j’avais lu des articles sur le concours, alors j’ai simplement posté une vidéo de ma pelouse et ensuite, j’ai oublié ! »

Sur sa tablette, l'enseignante retraitée montre sa vidéo de participation. On y voit un sol marron, presque brun. L’herbe, enfin les quelques touffes restantes, ressemble à de la paille sèche. À chaque pas de la candidate sur son terrain, des craquements résonnent, comme si elle marchait sur du givre.

Stina Östman, la gagnante de l'édition 2023 du concours. Photo Jordan LACHAUX

Quelques temps plus tard, un jury demande à venir constater l’état du terrain de Stina. « Ils sont venus et, soudain, m’ont dit que j’avais gagné, s’exclame-t-elle. Je leur ai dit, “ mais qu’est-ce que j’ai fait ? ” » Rien, justement. Pour récompenser son comportement exemplaire, le jury lui a offert un t-shirt, un diplôme et deux heures de consultation avec un spécialiste des espaces verts. Ensemble, ils ont cherché des moyens d’améliorer son terrain tout en respectant les caractéristiques environnementales de l’île (en plantant certains types de végétaux résistants à la chaleur par exemple).

Un ancien récif de corail

Ces caractéristiques environnementales sont au cœur du problème de sécheresse chronique sur l’île. C’est d’elles que découle le concours. D’ailleurs, cette compétition n’en est pas vraiment une puisqu’elle ne nécessite aucune préparation ni entraînement. Le vrai objectif, c’est l’éveil des consciences sur l’importance de l’économie de l’eau.

« Les gens doivent comprendre qu’ils ne peuvent pas prendre de douche trop longues, ou faire couler un bain, parce que nous avons besoin de cette eau pour produire de la nourriture et pour vivre », martèle Stina. Cette conscience écologique, elle n’a pas attendu 2023 pour la cultiver. Son jardin, elle ne l’a jamais arrosé.

Gotland se situe à trois heures de bateau de la Suède continentale. Capture d'écran Google Map

À une trentaine de minutes en bus de Klintehamn se trouve Visby, la plus grande ville de Gotland, qui regroupe plus d’un tiers des 61 000 habitants de l’île. C’est là que travaille Mimmi Gibson, la directrice de l’information et de la communication au sein de la commune de Gotland, l’autorité principale qui regroupe les seize localités de ce petit territoire. Avec son équipe, elle a monté le concours de toutes pièces.

« Pendant des millions d’années, Gotland a été un récif de corail, commence-t-elle. Ça signifie que les fondations de l’île sont faites de calcaire, ce qui rend impossible le stockage de l’eau. Elle va juste ruisseler et s’échapper. » Ce plateau calcaire est surtout visible au nord et au sud de Gotland, où se trouvent les raukars, des piliers taillés par l’érosion qui peuvent atteindre dix mètres de haut.

À cette caractéristique géologique s’en ajoute une autre, météorologique cette fois : l’ensoleillement particulièrement présent en été. Pour la petite histoire, la Suède (qui aime manifestement les concours) a créé dans les années 90 une compétition, le Solligan, pour déterminer laquelle de ses localités bénéficie du plus grand nombre d'heures de soleil en été. Et depuis sa création, le titre a été remporté pas moins de douze fois par Gotland. Enfin, l’île, qui est aussi la plus grande du pays, a la particularité d’être extrêmement attractive durant la période estivale. Dans les pics d’affluence les plus hauts, la population effective de Gotland peut se rapprocher du million.

Tout autour de Visby, des remparts de pierres symbolisent le passé médiéval de l'île. Photo Jordan LACHAUX

Un sol qui ne garde pas l’eau, beaucoup de soleil en été, et des centaines de milliers de personnes au même moment, « c’est une très mauvaise combinaison », pointe Mimmi Gibson.

Le point de rupture est franchi en 2021, à la levée des restrictions sanitaires mises en place pendant la pandémie de Covid-19. « Beaucoup de gens qui voulaient voyager l’ont fait à Gotland, se souvient Mimmi. On a battu des records en termes d’affluence, mais nos réserves d’eau ont été sévèrement impactées. »

Devant l’urgence de la situation, les représentants politiques de Gotland demandent à l’équipe de Mimmi d’agir.

Mais comment faire ? « On ne voulait pas culpabiliser la population, pose d’emblée cette dernière. L’idée a été d’encourager les habitants à faire attention à leur consommation d’eau de manière ludique. » Le concours est né l’année suivante.

Vivre différemment

Mimmi comme Stina clament haut et fort que le futur des habitants de Gotland – et a fortiori de l’humanité toute entière – n’ira pas sans un changement de comportement au quotidien.

L’objectif sous-jacent du concours, c’est l’accompagnement de tous les participants vers une nouvelle façon de vivre, et donc de consommer. Et cela commence par déconstruire l’idée qu’un gazon doit être vert toute l’année.

Si, au départ, les Gotlandais n’étaient pas emballés par ce qui pouvait s’apparenter à des restrictions déguisées, l’engouement international pour le projet a suffi à leur faire prendre le bateau.

Il faut dire que les chiffres du concours impressionnent. La première édition a touché, de près comme de loin, plus de 800 millions de personnes. Deux ans après son lancement, le concours a été repris dans six localités de la Suède, mais aussi en Nouvelle-Zélande, aux États-Unis, en Irlande et en Grande-Bretagne, ce qui a nécessité la création d’un deuxième concours du gazon le plus moche, mondial cette fois. L’attrait est tel que Mimmi et son équipe ont dû créer une boîte à outils remplies de conseils et de retours d’expérience pour qui veut lancer sa propre compétition.

Encore aujourd’hui, Mimmi et Stina sont subjuguées par la portée de ce qui, au départ, n’était qu’une petite tentative collective pour réduire l’impact de la sécheresse sur une île du nord de l’Europe.

À Gotland, 40% des habitants sont autosuffisant en eau, par l'installation de marres ou la présence de ruisseaux directement sur leur terrain. Photo Jordan LACHAUX

Mais au fond, cet engouement n’a rien de plus normal. Fin 2023, alors que se tenait la COP 28 à Dubaï, la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification (UNNCD) a publié un rapport alarmant sur la sécheresse dans le monde. Elle estime que 1,84 milliard de personnes sont affectées par la sécheresse. Réduction du pâturage, déclin des récoltes, explosion des prix de l’alimentaire, famine, les conséquences de la sécheresse sont nombreuses, et « commencent à peine à se manifester » prévient le rapport.

Face à ce péril, éviter d’arroser sa pelouse peut paraître dérisoire. Mais depuis la création du concours le déficit en eau de Gotland a été réduit de 6,4%. Une petite lueur d'espoir donc.