Stress, violences internes, harcèlement moral, harcèlement sexuel, agressions externes, souffrances physiques, mal-être au travail... Les « risques psychosociaux » évoquent aussi bien les risques que les effets de certaines situations sur la santé des salarié·es. Ceux-ci ont également un impact sur le fonctionnement des entreprises (absentéisme, turnover, dégradation de l'ambiance de travail…). Dans un contexte où le secteur des musiques actuelles souffre de nombreux maux, comment prendre soin des équipes ? Au Havre, le CEM a choisi de miser sur l'écoute afin de libérer la parole et désamorcer les conflits. Retour d'expérience sur une initiative volontaire.
La loi française fait obligation à l'employeur d' « évaluer les risques, y compris psychosociaux, et de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale de ses salarié·es » (article L. 4121-1 du Code du travail). La prise en charge de ces situations est pourtant loin d'être évidente, pour de multiples raisons : la difficulté à mesurer ces risques qui touchent parfois à la subjectivité ou le complexe démêlage des facteurs personnels et professionnels. Prendre en considération les problèmes psychologiques d'autrui est par ailleurs source d'auto-questionnement voire de remise en cause, ce qui peut être fui. Enfin, cela vient interroger implicitement l'organisation du travail* . Cela nécessite donc un volontarisme certain pour prendre à bras le corps le sujet.
En 2023, néanmoins, une étude du cabinet Empreinte humaine mesurait que 44% des salarié·es français·es présentaient un état de détresse psychologique, les trois quarts imputant partiellement ou totalement cela à leur emploi** . Ces troubles psychosociaux peuvent se manifester par un stress aigu et chronique ayant des conséquences sur la santé (risques cardiovasculaires, troubles musculosquelettiques, dépression, troubles anxieux, burn-out...). Le contexte de crise qui menace l'économie – et le secteur culturel – invite donc à la plus grande vigilance sur ces questions.
Déceler les signaux
Au CEM (Centre d'Expressions Musicales), le premier diagnostic est posé en 2019 par sa directrice. Pôle dédié aux musiques actuelles, l'établissement havrais comporte une école, un centre de formation professionnelle, des studios de répétition, une salle de concert et des espaces de convivialité. Le contexte est celui de l'aménagement de l'équipe dans de nouveaux locaux : un espace de 2300m² dans un ancien fort militaire réhabilité. Une rénovation dont a eu la charge l'association pendant quatre ans, à équipe quasi-constante : « Un défi passionnant, challengeant mais une énorme charge mentale » évoque Sandrine Mandeville. À peine le bâtiment inauguré, en mars 2018, les blessures et arrêts maladie se multiplient. Les premiers signes de fatigue et d'usure se font sentir, et le mécontentement grandit. Aussi bien qu'elle alerte son Conseil d'administration sur la situation, qui décide d'organiser un temps d'information consacré aux risques psychosociaux (RPS) lors de son séminaire annuel, en septembre 2019, « pour ne pas laisser pourrir la situation ». Martine Capuciny, alors présidente de l'association, évoque l'importance de « montrer que le CA était attentif aux ressentis des salarié·es concernant leur bien-être au travail ».
Une attention qu'elle explique notamment par la réciprocité qui se joue au CEM puisque les membres du Conseil d'administration sont élèves ou parents d'élèves : « Les professeurs prennent soin de nous et en tant qu'employeur, nous avons la responsabilité d'être à l'écoute des salarié·es ». Lors de cette première rencontre, une présentation est faite de la notion de « risques psychosociaux » puis un tour de table est lancé. Le compte-rendu fait état de situations de stress, d'isolement, de perte de plaisir, d'insécurité... « On a découvert tout cela ! » lance Catherine Fristot, membre du Bureau de l'association. À la suite, une commission de suivi est mise en place et des actions sont lancées : une formation sur les gestes et postures, des temps de connaissances réciproques, une présentation des fiches de poste de chacun·e, etc.
Libérer la parole
Mais en 2020, le covid vient ajouter de la souffrance. Le Conseil d'administration décide alors de proposer un temps de parole à l'équipe permanente, en présence d'un psychologue clinicien. En janvier 2021, une première réunion de trois heures est organisée, en présence de Jean-Marc Landru (psychologue clinicien). Certain·es y « prennent conscience de ce que d'autres ont pu vivre » évoque Sandrine Mandeville. Sur le compte-rendu, on lit que des personnes déclarent « n’avoir pas vraiment envie de venir ce matin, de ne pas «être bon client», de ne pas y voir grand intérêt avant aujourd'hui », mais disent « avoir changé d’avis et notent l’intérêt de pouvoir tenir ces échanges ». S'ensuit la mise en place de groupes de parole collective d'une dizaine de personnes, par pôle ou thématique, obligatoire pour tous les salarié·es - même vacataires - à raison de deux fois par an. « La présence y est obligatoire mais pas la parole » précise Jean-Marc Landru. Dans ces rencontres, pas de thème imposé mais une règle : il s'agit d'un espace confidentiel, où les relations hiérarchiques n'ont plus lieu d'être.
Un travail d'introspection loin d'être évident et que certain·es vivent même au départ « comme une corvée », témoigne Sebastien Rault, aujourd'hui directeur pédagogique, à l'époque professeur. « Lors de la première réunion en petit groupe, cela a pris 40 minutes avant que quelqu'un ne prenne la parole », raconte-t-il. Nicolas Nouet, responsable informatique du CEM complète : « Cela demande du temps pour être à l'aise, se mettre à parler. Au début, tu te regardes... ». Est-ce à dire que les salarié·es n'ont rien à dire, finalement ? Pour Nicolas Nouet, représentant du personnel à l'époque, il y a une réelle souffrance dans ces « métiers passions », souvent tue « parce qu'on a de la chance... ». Il explique plutôt ce silence par une pudeur, celle de parler de ses difficultés, de sa précarité. La non-envie de « passer pour celle ou celui qui se plaint » complète Sébastien Rault. C'est donc parfois de façon détournée que la discussion s'amorce, sous la forme d'une analyse de la pratique, un prétexte – finalement - pour creuser d'autres sujets.
Pascal Lamy, ancien directeur pédagogique, évoque lui un « endroit neutre où chacun peut vider son sac, où ce que tu exprimes peut aussi résonner chez ton voisin, et venir le rassurer, le déculpabiliser ». Un exercice qui nécessite néanmoins de donner de soi, révéler des éléments d'intimité, jouer le jeu. Car la confiance se tisse dans ces moments de partage des vulnérabilités. Pour Benoit Etiemble, Président du CEM, il s'agit avant tout de « faire passer le message que la parole est permise, que tout peut se dire de façon saine – sans manipulation ni détournement, de façon sincère – avec la garantie que cela ne se retournera pas contre vous ». Et c'est sans doute ce qui a été majoritairement retenu de cette expérience par les différents salariés rencontrés. Dans la finesse, certains notent que le dispositif a sans doute eu plus d'effet pour les permanent·es que pour les professeur·es ponctuel·les, tandis que d'autres ont trouvé plus utiles les échanges en plénière, dans un enjeu d'inter-compréhension de réalités parfois éloignées. À cela se sont ajoutés des rendez-vous individuels pour des postes et problématiques précises. Ces temps de parole ont également permis des prises de conscience, menant sur des départs : « Certaines personnes se sont entendues dire elles-mêmes qu'elles n'étaient pas dans le bon métier, au bon endroit » raconte le psychologue clinicien. Pour Sandrine Mandeville, il est toujours important de « remettre du choix et de la liberté d'être là » . Si la plupart des entreprises lancent ce type de dispositif une fois les problèmes relationnels installés (conflits larvés, non-dits..), l'originalité de la démarche du CEM est de l'avoir lancé de façon anticipée. Un acte « précurseur dans ce milieu » note-Jean-Marc Landru, qui voit ces temps d'échanges collectifs comme une « instance de régulation des relations sociales ».
Sortir du camion
C'est en tous cas ce qui a permis au CEM « ne pas exploser en plein vol » confie Sandrine Mandeville. Car le contexte est celui d'une TPE devenue progressivement une PME, comptant aujourd'hui 32 ETP. À chaque échange, revient une expression pour évoquer la vie d'avant : « dans le camion ». Nicolas Nouet en explique l'image : « Tu pars un week-end, entre copains copines, avec le matos à l'arrière, trois jours, 24h/24, dans quelques mètres carrés, dans un grand sentiment de fraternité et de camaraderie ». Un an après sa création, en 1986, l'association prend ses quartiers rue Franklin dans le centre-ville : une seule pièce, et une communication très directe. En 2018, lors de son installation au Fort, le CEM se transforme en institution auprès de laquelle les attentes – politiques, des publics, des salarié·es - sont fortes. « Ils sont passés du camion au paquebot » tranche Jean-Marc Landru.
Le fonctionnement horizontal montre alors ses limites concède Sandrine Mandeville, l'équipe étant autodidacte sur le management. Il lui fallu donc apprendre à manager, déléguer. Parallèlement aux sessions d'échange collectif, des temps dédiés aux cadres sont mis en place tous les deux mois, animés par le psychologue, pour aborder les difficultés rencontrées, recevoir des conseils pour gérer les conflits... In fine, « sensibiliser les cadres au bien-être, les aider à déceler les symptômes des RPS (accidents, détresse psychique..), savoir aussi se remettre en question » expliquent les membres du Bureau. Les différents cadres rencontrés évoquent des échanges précieux et utiles, permettant de la création d'un véritable « cercle de responsabilité ». D'autant que, selon Jean-Marc Landru, être manager aujourd'hui est difficile car les attentes sont très fortes. Il est nécessaire de « construire des ponts entre salarié·es et managers », note-t-il.
Les conditions de travail sont ainsi placées au centre de la relation. Une attention qui prend la forme d'une considération pour les contraintes personnelles et familiales, d'une grande autonomie et d'une réelle attention des managers au rythme de chacun – en témoignent trois salariés - « même si cela n'empêche pas quelques couacs de temps en temps », concède l'un d'eux. Dans un milieu associatif qui reste précaire et militant, cette souplesse est perçue comme un contrepoint salutaire qui permet de « donner de sa personne » de bon cœur lorsque l'activité le requiert, évoque Gil Lasserre, régisseur. Le camion devenu paquebot reste ainsi attaché à ses valeurs humanistes. S'en dégage une ambiance chaleureuse et familiale. Une famille qui a fait de son analyse une condition, pour ne pas devenir dysfonctionnelle. « J'irai jusqu'à dire que c'est un modèle politique, une vision du monde » ajoute Pascal Lamy, ancien directeur pédagogique aujourd'hui à la retraite.
Assumer le care
Marquante par le volontarisme qui s'en dégage, cette expérimentation est à relier au profil des personnes qui en sont à l'initiative, et de leur ouverture au domaine du care (prendre soin). « L'un des ingrédients forts est une directrice sensible au bien-être des salarié·es, évoque l'ancienne présidente, Martine Capuciny, une autre personnalité aurait pu ne pas nous alerter ou balayer les choses, les minimiser ». C'est que dans son parcours, Sandrine Mandeville - rare directrice et non-musicienne professionnelle - ne s'est pas toujours « sentie légitime », confie-t-elle. Elle a alors « pris l'habitude de dialoguer, de partager la parole publique » réduisant ainsi les enjeux de pouvoir. Sa garde rapprochée, aussi bien que le CA, assument tout autant l'enjeu psychologique intrinsèque aux ressources humaines. Dans leur vie personnelle, certain·es en font l'expérience, tandis que d'autres pratiquent le soin professionnellement.
Dans le début des années 2000, le CEM avait par ailleurs déjà fait appel à Jean-Marc Landru, dans le cadre d'un dispositif d'accompagnement de musicien·nes au RMI, ayant été rapidement démuni·es face aux situations vécues par les bénéficiaires. Une expérience ayant permis de démystifier l'approche psychologique. Avant 2018, l'équipe de direction s'est également confrontée à des problématiques RH importantes, ayant été jusqu'aux Prud'hommes. Il a alors fallu « se serrer les coudes » et l'appel à un psychologue a été « un véritable élément de secours, de recours », évoque Thierry Effray, ancien coordinateur des actions culturelles. Et Pascal Lamy d'ajouter que tout cela est le lot d'une vie d'employeur assez classique, bien que « dans le milieu du spectacle, on imagine que l'on peut échapper à ces écueils ». Prévenir et agir sur les risques psychosociaux plutôt que de les nier ou les minimiser. C'est l'engagement pris par le CEM, avec un coût certain : en 2023, les honoraires du psychologue se sont élevés à 3000 euros (temps collectifs, rendez-vous individuels, présence sur la journée de séminaire). « Un investissement et un pari sur le fait que cela porterait ses fruits et permettrait de constituer une base de travail saine » défend Martine Capuciny, l'ancienne présidente.
Maintenu trois ans, le dispositif s'est terminé en janvier 2024. La fin d'un cycle, et le début d'un autre puisque le CEM a rejoint le Pacte EMMA, projet mis en place par le Syndicat des Musiques Actuelles qui vise à questionner et rénover la Qualité de Vie et des Conditions de Travail dans les entreprises de la filière afin de faire face à la crise d’attractivité.**** L'équipe du CEM reste cependant lucide : « Les choses sont plus fluides aujourd'hui mais rien n'est acquis, c'est un travail constant pour rappeler, re-sensibiliser » explique Benoit Etiemble, Président du CEM.
Le conseil de Jean-Marc Landru est de ne pas attendre la crise, mais de proposer des temps d'échanges régulièrement à son équipe, animés par un·e spécialiste des risques psychosociaux, pour fluidifier les relations, faire circuler la parole. Sandrine Mandeville prévient : « Il ne faut pas avoir peur de ce qui va sortir ! Et c'est peut-être cela la principale difficulté... ». Courageuse et volontaire, la démarche du CEM nous apprend que d'autres voies sont possibles, pour appréhender la question des ressources humaines, à l'opposé du déni et de l'inaction ayant « des impacts inévitables » conclut l'ancienne présidente de l'association.
*Source : Dossier medico-technique, INRS, 2006 / ** Source : France info tv / *** Source : Les risques psychosociaux, ce qu'il faut retenir / INRS / **** Source : SMA