Après la retraite, travailler encore UN REPORTAGE D'EVA GABRIEL

En Suède, plus d’une personne âgée de 65 à 70 ans sur deux travaille encore ou s’imagine positivement travailler. Sur l’île baltique de Gotland, où la population vieillit plus vite que dans le reste du pays, ces employés du troisième âge sont une ressource de poids pour l’économie locale, particulièrement dans le secteur du soin.

Enfiler une paire de basket confortables, boutonner les pressions de la blouse, ajuster le badge “sjuksköterska” - infirmière - au niveau de sa poitrine. Ces gestes, Margareta Björklund les exécute sans y penser. Depuis 1975, elle arpente les couloirs de l’hôpital de Visby, principale ville de l’île suédoise de Gotland, au milieu de la mer Baltique. Margareta a pourtant pris sa retraite il y a quatre ans.

Elle fait partie de ces Suédois appelés “jobbonärer” : un néologisme qui désigne les personnes qui continuent d’exercer un emploi (jobb) en plus de toucher leur pension de retraite (pensionär). En Suède, il n’y a pas d’âge de départ obligatoire à la retraite, un cas particulier en Europe. Les travailleurs peuvent demander leur départ dès leur 62ème anniversaire - mais ne toucheront une pension complète qu’à compter de leurs 65 ans. Pour ceux qui voudraient poursuivre leur carrière, l’âge “recommandé” de départ à la retraite est actuellement de 67 ans. Mais s’ils obtiennent l’accord de leur employeur, il est tout à fait possible pour eux de continuer à travailler et à cotiser au-delà. Une réforme prévoit même de repousser ce seuil recommandé à 69 ans d’ici 2026.

Jobbonärer : reprendre un emploi (jobb) tout en recevant une pension de retraite (pensionär)

Conséquence de ce régime plus flexible, les Suédois prennent leur retraite plus tard que leurs voisins européens : à 64,5 ans en moyenne. Mais, à l’image de Margareta, la vie professionnelle ne s’arrête pas là. Selon une étude d’une université suédoise, parmi les personnes à revenus moyens à l’hiver 2023, quatre personnes sur dix âgées de 67 ans ont encore un revenu lié à une activité professionnelle. À 70 ans, 13 % des femmes et 25 % des hommes exercent un emploi et, à 80 ans, 5 % des femmes et 12 % des hommes sont dans cette situation.

Treize heures pile, Margareta pousse la porte de la petite salle réservée aux infirmières du service orthopédie. Accolades, bises et mains sur l’épaule, toute l’équipe est visiblement heureuse de la retrouver. Elle ne travaille plus que cinq à six jours par mois, mais toujours avec le même sérieux. “Là, ça va être un peu long, prévient-elle, les équipes du matin vont me transmettre les instructions et les détails sur les patients”. Son visage se ferme, elle se concentre.

Raisons altruistes, raisons intimes

Derrière les vitres de l’hôpital, la mer à perte de vue. En Suède, un cadre de vie favorable et une espérance de vie en bonne santé parmi la plus longue d’Europe, à 68,4 ans (selon Eurostat en 2021) sont des facteurs qui encouragent les personnes âgées à poursuivre le travail. “J’aime énormément mon métier, ça a été très difficile d’arrêter”, se souvient Margareta, en sortant de sa réunion. Elle se dirige au pas de course vers une chambre où la sonnette l’appelle. “J’ai encore l’énergie, alors autant essayer d’être utile !”

Participer à la vie de la communauté : c’est la première explication donnée par les jobbonärer pour justifier leur choix de continuer à travailler après la retraite. Mais pour beaucoup, il existe aussi des motivations plus personnelles et financières : “J’avais besoin d’argent supplémentaire, car ma pension de retraite n’est pas mauvaise mais pas suffisante non plus”, reconnaît Margaret. Elle vit désormais avec 12 000 couronnes suédoises, soit 1056 euros par mois, “environ un tiers de moins qu’avant ma retraite”. La pension de son mari, ancien militaire parti en retraite anticipée à 56 ans pour maladie, n’est pas très importante.

Alors après avoir réglé le loyer de 10 000 couronnes (880 euros), “je ne peux plus acheter ce que je veux, explique l’infirmière entre deux visites de patients, tout est devenu très cher, le loyer, l’électricité, la nourriture”. Depuis la guerre en Ukraine, la Suède a connu une forte inflation, qui a maintenant ralenti mais s’élève toujours à 4,5% en février 2024. Une hausse nettement ressentie sur le pouvoir d'achat à Gotland, où le coût de la vie se rapproche de celui des beaux quartiers de la capitale Stockholm. “Je travaille parce que je veux pouvoir préserver un certain standard, parfois voyager, et mettre de côté”, ponctue la retraitée.

Retraité cherche emploi

Un bureau meublé de bois massif, une vue sur les sapins, l’odeur du café. En périphérie de Visby, Jan Olsson renforce ses effectifs pour les beaux jours. “Chaque semaine, je rencontre deux ou trois nouveaux candidats à l’embauche, c’est très dynamique.” Il est le directeur du bureau gotlandais de Veteranpoolen, une agence d’intérim suédoise spécialisée dans l’emploi des personnes retraitées. Infirmières, jardiniers ou agents d’entretien, il emploie environ 185 jobbonärer à Gotland, pour près de 11 000 inscrits chez Veteranpoolen partout dans le pays. “Le profil le plus intéressant que j’ai vu dernièrement ? Une ancienne agricultrice qui sait tout faire, les travaux extérieurs, le ménage, s’occuper des personnes âgées et des enfants en difficulté”, explique-t-il les yeux écarquillés.

On ne met pas de pression sur leurs épaules, il ne faut pas oublier qu'ils ont déjà une carrière derrière eux

Ancien agent immobilier sur le continent, c’est la première fois qu’il a affaire à des retraités. “C’est un challenge, assure-t-il, mais c’est très positif. Ils sont motivés, plus enthousiastes que certains jeunes, et doués de solides compétences. Alors bien sûr, ce ne sont pas les plus rapides… mais tout ce qu’ils font, la peinture, le jardin, ils le font avec beaucoup d’application.”

Le directeur s’adapte à leurs besoins. Certains travailleurs ne font que quelques heures par mois, d’autres jusqu’à 25 heures par semaine. “On ne met pas de pression sur leurs épaules, il ne faut pas oublier qu’ils ont déjà une carrière derrière eux, ils ont beaucoup donné”, nuance-t-il. Beaucoup de ces personnes âgées se rapprochent aussi de Veteranpoolen pour “retrouver du lien social”, observe Jan Olsson, qui organise donc régulièrement des sorties au cinéma gratuites, des repas pour fêter Noël ou le début de l’été : “Nos aînés, il faut en prendre soin.”

"Dignité"

Ce matin-là justement, Jan a fait couler plus de café qu’à l’accoutumée. Il reçoit un petit groupe d’employées de l’agence pour faire le point sur leurs dernières missions, passer en revue le matériel, communiquer. Parmi elles, Birgitta, 73 ans. Cette ancienne économiste dans une grande entreprise a troqué sa chaise de bureau confortable pour les chiffons et les seaux d’eau : “Faire le ménage, j’adore, je me sens active et en grande forme”, clame-t-elle d’une voix enjouée. “À Gotland il n’y a pas tellement d’activités, je n’ai pas de mari, alors c’est une façon de voir du monde, décrit-elle. D’ailleurs voici ma meilleure copine !”

A sa gauche, Maybritt, yeux ridées et malicieux, ricane. Les deux célibataires se sont rencontrées ici, et partagent le même constat : “Quand tu travailles, ton rôle dans la société, ta position sociale, tu la conserves. On sent qu’on a encore une valeur, notre esprit est plus libre, on gagne notre propre argent : tout ça, c’est surtout un enjeu de dignité.” Quand songeront-elles à arrêter de travailler ? “Quand j’aurai les deux jambes cassées !”, lance vivement Birgitta dans un éclat de rire. Comprendre, pas de si tôt.

A la table, il y a aussi Runa. Elle est venue rendre au directeur de l’agence un lot de polos vert pomme floqués “Veteranpoolen” - sa tenue de travail ces dernières années. Sage-femme retraitée, elle a ensuite rempli des missions paramédicales pour l’agence d’intérim. Mais ses 72 bougies tout juste soufflées, “c’est terminé !”, sourit la femme derrière ses grosses lunettes noires qui la protègent du soleil d’hiver. “Grâce au travail, c’est comme si j’avais vécu plus longtemps”, raconte Runa a ses deux collègues, en trinquant tout de même au repos mérité.

Des bras en or pour Gotland

“La vie sur l’île ne serait pas la même sans cette force de travail”, estime Kerstin Lindgren, cheffe du programme de vaccination contre le Covid-19 de Gotland. “Cette force”, c’est l’équipe d’une quarantaine d’infirmières retraitées que la femme de “bientôt 70 ans, mais pas encore”, coordonne.

Installée sur l’île depuis près d’un demi-siècle et une balade en vélo qui l’en a fait tomber amoureuse, Kerstin a terminé en 2020 sa longue carrière à la clinique psychiatrique de Visby. Terminé ? Pas vraiment. Seulement quatre mois après sa retraite, elle est rappelée par son employeur, Region Gotland, l’autorité administrative de l’île. Sa mission : piloter la campagne de vaccination pour 40 000 à 50 000 personnes jusque dans les villages les plus reculés. Depuis son étroit bureau blanc de la maison de santé de Visby, la jobbonär travaille ainsi environ 20 heures par semaine depuis quatre ans.

Les soignantes retraitées sont “indispensables”, observe-t-elle. "En plein cœur de la pandémie, il aurait été impossible d’aller chercher des infirmières dans les hôpitaux (pour aller dispenser le vaccin dans les campagnes, NDLR), elles étaient bien trop débordées. L’équipe de retraitées que nous avons alors constituée et qui continue d’être active aujourd’hui est nécessaire pour notre petite société.”

D’autant plus nécessaire que le secteur médical de Gotland “manque d’attractivité”, estime Kristen, évoquant des salaires “pas extraordinaires” et la “difficulté pour les jeunes d’étudier les métiers de la santé ici”. De plus, la population de Gotland vieillit plus rapidement que dans le reste du pays. Entre 2010 et 2020, le taux de dépendance des personnes âgées a augmenté de 4,8 points de pourcentage sur l’île, alors que la moyenne suédoise n'a augmenté que de 2,2 points de pourcentage, selon l’OCDE. Et plus une population vieillit, plus le besoin en soins est important.

Son téléphone sonne. Toute l’après-midi, elle mobilise son équipe pour la nouvelle campagne de vaccination qui va débuter en avril. Au bout du fil, des réponses positives. Kerstin est très enthousiaste. “Maintenant que nous sommes entrés dans l’OTAN, s’il y a besoin d’aide, nous pouvons appeler ces infirmières-là sur le champ, assure-t-elle même, un peu troublée par l’entrée de son pays dans l’organisation militaire début mars et du déploiement de contingents sur son île tranquille. La clé, comme toujours, c’est d’être préparés.” Mais d’ici là, elle espère bien s’être définitivement retirée.

Kerstin Lindgren coordonne trois centres de vaccination, en ville et dans la campagne de Gotland