Dans les sociétés occidentales, la sorcière est omniprésente dans la littérature, le cinéma et la culture populaire. Les mythologies, les contes et les traités dépeignent généralement les sorcières comme des êtres capables d'infliger de la cruauté à leur entourage (elles sont également connues pour leur penchant à manger des enfants !). Désormais la sorcellerie est presque exclusivement associée aux femmes et aux pouvoirs "féminins", même si, au cours de l'histoire, de nombreux hommes ont aussi été jugés et exécutés pour avoir prétendument pratiqué la magie.
Créature maléfique, figure honnie des temps modernes, la figure de la sorcière a été progressivement réhabilitée au 20ème siècle. Elle est alors perçue comme une victime de l'hystérie religieuse et/ou un symbole de la résistance contre le patriarcat, la religion et l'État. Les mouvements féministes contemporains ont notamment réinvesti cette figure pour devenir un symbole d’émancipation et de contestation des normes sociales. Mais sorcière, qui es-tu ? Figure controversée qui ne laisse personne indifférent, que révèles tu de nos sociétés passées et contemporaines?
Cette exposition explore les récits historiques relatifs aux femmes et à la sorcellerie, en s'appuyant sur des documents provenant des archives et des collections spéciales, allant de livres rares à des enregistrements audiovisuels récemment numérisés, et datant du XVe au XXe siècle.
La sorcière comme agent du mal: une histoire de persécution
Le concept de sorcière, personne maléfique et malveillante qui cause du tort à autrui par des moyens mystiques, a été popularisé en Europe comme étant de nature diabolique et donc antireligieuse, de la fin du Moyen-Âge au début de la Renaissance. Pendant la majeure partie de la période médiévale en Europe, la croyance en l'existence de la magie et des sorcières était généralement cantonnée au rang de pratiques païennes. La figure de la sorcière était généralement considérée comme utile ou inoffensive, ou encore reléguée au rang de superstition. Il est important de noter que le christianisme établit une distinction entre la magie et les miracles et que, bien que des hommes et des femmes aient été accusés d'utiliser la magie à des fins hérétiques (Jeanne d'Arc, les Cathares, les Juifs et d'autres groupes minoritaires...), ce n'est qu'au XVIe siècle que les tensions autour de la sorcellerie ont atteint un point critique.
Pendant la Renaissance, les humanistes (et les représentants de l'Église) s'intéressent de plus en plus à l'histoire et aux origines de la magie. L'Église catholique, cependant, s'est généralement empressée de condamner ces pratiques, et plusieurs ecclésiastiques éminents ont contribué à faire de la sorcellerie et de la magie non plus une simple pseudo-science ou une croyance folklorique localisée, mais des pratiques associées à la persuasion démoniaque. Le XIVe siècle voit se multiplier les procès en sorcellerie, qui font de l'utilisation de la magie, quelles que soient les intentions du praticien, une pratique intrinsèquement mauvaise, condamnant ainsi un certain nombre de pratiques telles que l'astrologie, la divination, la fabrication de charmes et la pratique de la médecine. Rapidement, le procès des "utilisateurs de magie" n'a plus pour but de rendre justice à des délinquants individuels, mais de purger la communauté du mal.
Les historiens s'accordent aujourd'hui à dire que le phénomène de la "chasse aux sorcières" est le résultat de changements socio-économiques, politiques et religieux majeurs survenus en Europe avant le début de la période moderne. La pratique soutenue de la chasse aux sorcières a été pour l'essentiel un phénomène européen et euro-américain. On considère que la période la plus intense de la chasse aux sorcières (voir aussi "les procès de sorcières" ou "l'engouement pour les sorcières") a atteint son apogée entre 1560 et 1650, période précipitée par un siècle de changements technologiques et religieux.
« Toute sorcellerie provient de la convoitise charnelle, qui est insatiable chez les femmes... C'est pourquoi, pour satisfaire leur convoitise, elles fréquentent les démons... il est suffisamment clair qu'il y a plus de femmes que d'hommes infectés par l'hérésie de la sorcellerie... Et Béni soit le Très-Haut qui a préservé le mauvais sexe d'un si grand crime. » Malleus Maleficarum (Marteau des sorcières)
Certains des principaux responsables de la mobilisation contre les sorcières avant le début de la période moderne étaient des ecclésiastiques. Le plus remarquable est Heinreich Kramer, souvent connu sous son nom latin Henricus Institoris, un ecclésiastique dominicain et inquisiteur de l'Église (dont le travail consistait à combattre les actes d'hérésie). La publication de son ouvrage, Malleus Maleficarum (Le marteau des sorcières), en 1486/7, a marqué un tournant important dans la perception des sorcières et de la sorcellerie en Europe. Bien qu'il fasse partie du corpus littéraire religieux de l'époque sur la démonologie, il ne s'agit pas d'une publication approuvée par l'Église catholique. Néanmoins, en s'appuyant sur les dogmes de l'Église (tels que le verset bien connu de l'Ancien Testament, Exode 22:18 : "Tu ne laisseras pas vivre une sorcière"), Kramer a élevé la sorcellerie "folklorique" au rang d'hérésie, passible de la peine de mort.
Le Malleus est remarquablement brutal et misogyne, même pour l'époque. Il contient des instructions à l'intention des inquisiteurs sur la manière de torturer méthodiquement les personnes accusées de sorcellerie afin d'obtenir des aveux. Il affirme également que les femmes, plus faibles d'esprit que les hommes, sont plus vulnérables aux tentations du diable, une faiblesse qui doit être éradiquée et punie. Il est à noter que même le titre, maleficarum (sorcière), est au féminin en latin, contrairement à la forme masculine de maleficus: maleficorum.
Malleus Maleficarum - BF 1569 .A2I4 1576. Attribué à Jakob Sprenger (une erreur, car on pense aujourd'hui que l'auteur principal est Institoris [Heinrich Kramer]). Publiée pour la première fois en 1486/7, cette édition latine (Raffaello Maffei, éditeur) a été imprimée en 1576 à Venise par Antonio Bertano. Les éditions de Venise (1574-1579) furent les premières à publier le "Marteau des sorcières" après une interruption de plus de cinquante ans, et les premières à présenter Sprenger comme le seul auteur (une erreur qui se poursuivra jusque dans les années 1580). Deuxième après la Bible en termes de popularité, le Malleus a été un best-seller pendant plus d'un siècle et a connu plusieurs éditions et traductions.
La popularité du Malleus et d'autres "traités de sorcellerie" similaires a été renforcée par la capacité de l'imprimerie à diffuser des idées rapidement et à peu de frais. Associé à la montée de la peur, de l'intolérance et de la haine dans toute l'Europe, ainsi qu'à l'acceptation de pratiques barbares visant à obtenir des aveux par la torture, le procès des sorcières était déjà bien avancé au XVIe siècle. Dans les années 1550, les procès de sorcières se déroulaient plus souvent devant des tribunaux laïques que devant des tribunaux religieux (à l'exception de l'Inquisition espagnole). La sorcellerie est devenue un crime au regard de la loi et les sorcières ont été poursuivies par l'État (par exemple, en Angleterre, la sorcellerie est devenue un crime en 1542 et a été statuée légalement en 1562 et 1604).
> Del Rio, Martin Antoine. Disqvisitionvm magicarvm [BF 1600 .D5 1599] - Manuel encyclopédique publié pour la première fois en 1599 sur la magie, l'alchimie, la sorcellerie, les prophéties et les apparitions, avec des instructions à l'intention des juges. Del Rio était considéré comme une autorité en matière de sorcellerie au plus fort des persécutions du XVIe siècle, et son ouvrage était l'amalgame de ses études, ainsi qu'un reflet de la société de son époque.
L'hystérie collective des procès en sorcellerie a entraîné la mort d'innombrables victimes. Si les récits des juges et des inquisiteurs sont nombreux, il n'existe que peu ou pas de documents sur les personnes jugées pour sorcellerie, ce qui représente une perte de contexte historique important. Toutes les publications relatives aux procès en sorcellerie ne traitent pas les femmes avec les mêmes préjugés que le Malleus, mais les femmes étaient particulièrement visées en raison des idéologies contemporaines. La doctrine chrétienne et son application dans la société occidentale patriarcale soutenaient la croyance que les femmes étaient moralement faibles et donc plus susceptibles de succomber à la tentation diabolique. Pour éviter ce destin, les femmes devaient être soumises aux hommes et à Dieu, et celles qui n'étaient pas soumises à leur rôle prescrit étaient la cible de la peur et du mépris.
Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, les procès et les exécutions de personnes accusées de sorcellerie ont suscité une agitation et un malaise croissants. Certaines lois ont commencé à changer. Le procès des sorcières de Salem, en 1692, a été l'une des dernières grandes chasses aux sorcières en Occident. Dans un premier temps, les monarques et les gouvernements ont adopté des lois interdisant les exécutions (par exemple, le décret de 1682 de Louis XIV interdisant la condamnation à mort des femmes accusées de sorcellerie en France). Cependant, ce n'est qu'au XVIIIe siècle que de nombreuses lois sur la sorcellerie ont été officiellement abrogées. Le nombre d'accusés diminua au fil du temps,. Les accusés étaient traités avec davantage de scepticisme, même si des aveux étaient faits. Dans les années 1740, la chasse aux sorcières n'était plus un phénomène courant en Occident. Les changements sociétaux en Europe et dans ses colonies démentelèrent les croyances en la sorcellerie et les reléguèrent au rang de folklore. Les personnes accusées et exécutées furent désormais considérées avec plus de sympathie, comme des victimes d'une mentalité dépassée.
< Naudé G.’s “Apologie pour tous les grands hommes qui ont esté accusz de magie” [BF 1597 .N3 1669] est un exemple des nombreux textes publiés pour remettre en question les opinions sur la sorcellerie et les femmes. Bien qu'il y ait eu des contestations au XVe siècle, ce n'est qu'au XVIIe siècle que les croyances dominantes sur les sorcières ont évolué, en partie en réponse à la montée du scepticisme religieux et à la révolution scientifique.
En fin de compte, environ 30 000 à 60 000 personnes ont été exécutées au cours de la principale période de persécution des sorcières, depuis les chasses aux sorcières de 1427-36 en Savoie (dans les Alpes occidentales) jusqu'à l'exécution d'Anna Goldi dans le canton suisse de Glaris en 1782. Ces chiffres comprennent également des estimations pour les cas où aucun document n'a été conservé. Un nombre bien plus important de personnes ont été accusées de sorcellerie et n'ont pas été exécutées ; on estime, par exemple, que seulement 25 % des personnes jugées en Angleterre ont été reconnues coupables.
« Comme chaque événement historique nous a été rapporté par une élite culturelle, nous ne connaissons les sorcières qu'à travers les yeux de leurs bourreaux ». - Barbara Ehrenreich et Deirdre English, Sorcières, sages-femmes et infirmières: une histoire des femmes soignantes, 1973.
La sorcière: victime des Temps Modernes
Au cours des siècles qui ont suivi l’engouement pour les sorcières, bon nombre des personnes accusées et exécutées pour sorcellerie ont été considérées avec sympathie. Au XIXe siècle, influencée par l’œuvre « La Sorcière » de Jules Michelet en 1862, des défenseurs des droits des femmes comme Matilda Joslyn Gage, écrivaine américaine et militante pour le droit de vote des femmes, ont contribué à faire mieux comprendre les sorcières en tant que victimes des circonstances. Les procès pour sorcières en sont venus à être perçus comme le résultat des peurs profondément enracinées chez les hommes (qui constituaient le pouvoir dominant créant une norme sociétale) à l’égard de « l’autre » (ceux qui ne sont pas au pouvoir et à risque lorsqu'ils se réclamaient digne de l'autorité dominante).
Dans les années 1970, la sorcière est surtout perçue comme une victime à qui il faut rendre justice. La reconsidération historique du phénomène de la chasse aux sorcières a également alimenté le discours féministe de la seconde vague et a été intégrée dans les espaces idéologiques et politiques contemporains. Lorsque les féministes ont commencé à s'intéresser plus explicitement aux procès de sorcières, le Malleus Maleficarum a été perçu comme le guide le plus utilisé pour la chasse aux sorcières. Bien que cela soit historiquement inexact, cela n'empêche pas que le Malleus ait eu un impact profond sur d'autres textes. Les descriptions des tortures infligées aux condamnés lors des procès, pour des idées préconçues sur leur genre et leur sexe, ont eu un impact profond sur le psychisme des femmes qui cherchaient activement à défier l'autorité patriarcale coercitive. Les sorcières de cette période sont considérées avant tout comme des victimes d'une société patriarcale. Pour un certain nombre de féministes, les chasses aux sorcières sont tout simplement considérées comme une guerre menée contre les femmes.
Que les chasses aux sorcières aient ou non été une guerre contre les femmes, elles se sont certainement révélées être un outil efficace pour les contrôler : 70 à 80 % des victimes des chasses aux sorcières étaient des femmes.
> Midnight Hags Theatre - 1983. Archives Canadiennes du Mouvement des Femmes. 10-001-S1-F1726
En 1990, le statut des sorcières en tant que victimes a été renforcé par la sortie du documentaire « The Burning Times » par Studio D, la section féministe de l'Office national du film du Canada. Le film est décrit comme offrant "un examen approfondi des chasses aux sorcières qui ont balayé l'Europe il y a quelques centaines d'années".
Le documentaire a été largement acclamé par les groupes féministes pour avoir mis en lumière les conséquences du contrôle exercé sur les femmes par le patriarcat. Cependant, le documentaire a également fait l'objet de nombreuses controverses, dont une plainte déposée par la Ligue catholique des droits civiques auprès du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC). Beaucoup ont aussi remis en question les exactitudes historiques présentées dans le film, comme le nombre de femmes à avoir été exécutées après avoir été accusées de sorcellerie, ainsi que la thèse selon laquelle les procès étaient le résultat d’un corps médical patriarcal conspirant contre les femmes.
< Burning Times fait partie de la série Women and Spirituality, qui comprend également les documentaires Goddess Remembered en 1989 (une redécouverte des religions du passé centrées sur la déesse), et Full Circle en 1993 (mise en lumière des manifestations spirituelles des femmes écrivaines, enseignantes et activistes contemporaines en Occident).
Les historiennes féministes ne considèrent pas toutes les sorcières comme des victimes. Diane Purkiss a contesté cette interprétation dans son livre de 1996, The Witch in History: Early Modern and Twentieth-Century Representations. Elle a suggéré que dans le récit féministe de la deuxième vague de procès pour sorcières : « Avoir une réputation de sorcellerie est considéré comme quelque chose qui est fait à une femme, pas quelque chose qu'elle fait… (Having a reputation for witchcraft is seen as something that is done to a woman, not seen as something they do...) » et a proposé que nous devrions plutôt considérer que certaines de ces femmes devaient avoir un pouvoir d'action, déclarant : «...les femmes impliquées dans la sorcellerie se sont engagées vigoureusement dans une lutte pour contrôler le sens de leur propre vie (... [the] women involved with witchcraft entered vigorously into a struggle to control the meaning of their own lives)». [p .145]
La question de savoir si les femmes dans l'histoire ont été des victimes ou des agents historiques a suscité de nombreux débats parmis les historiennes féministes. En 2004, la philosophe américaine Siliva Federici a exploré les effets du capitalisme sur le corps des femmes. Dans son livre Caliban et la sorcière (Caliban and the Witch), elle explique comment, à partir du XVe siècle, les femmes ont été transformées en simples "utérus-machines", dédiés à la production d'une nouvelle main-d'œuvre. La chasse aux sorcières, selon elle, était un moyen de discipliner le corps des femmes, et elle a souligné que la vilification de la sexualité féminine dans le Malleus et dans d'autres traités était une preuve de cette tentative de contrôler les choix des femmes.
Des études plus récentes sur la chasse aux sorcières ont montré que les victimes n'étaient pas simplement vilipendées en raison de leur genre ou de leur sexe, mais plutôt en raison d'une combinaison de facteurs sociaux tels que l'âge, la classe sociale, la race, le handicap, l'appartenance religieuse, et de bien d'autres critères. Les femmes pauvres et âgées, en particulier les veuves et les femmes seules, faisaient partie des personnes les plus fréquemment accusées pendant la période des procès de sorcellerie. Si une femme était âgée, si elle n'avait jamais été mariée, si elle possédait des connaissances qu'un homme ne possédait pas, elle pouvait se retrouver à vivre au-delà des limites d'un comportement acceptable ; et si cela pouvait être autorisé en temps de paix, en temps de difficultés, il était beaucoup plus probable que la faute lui soit imputée.
La sorcière âgée ou la sagesse des harpie
La figure de la sorcière est devenue également un moyen de protester contre l’attitude de la société à l’égard du vieillissement. Dans le folklore japonais et russe, les femmes âgées jouent parfois un rôle positif dans les histoires, et dans le folklore cubain, les femmes âgées transmettent souvent des valeurs culturelles et sociales. Les mythologies et le folklore occidentaux, cependant, ont plus souvent dépeint les femmes âgées comme des archétypes maléfiques et dangereux. On peut se demander quels sont les stéréotypes ou les normes culturelles profondément ancrés qui aboutissent à la diabolisation des femmes âgées avec des étiquettes telles que "sorcière", "harpie" ou encore "vieille bique", phénomène presque exclusivement associé au processus de vieillissement des femmes.
Sontag, Susan. “The Double Standard of Aging.” In The Other Within Us, 1st ed., 19–24. Routledge, 1997. HQ 1061 .O87 1997
Dans la littérature médiévale occidentale, où les hommes avaient souvent un meilleur accès à l'écriture et à l'imprimerie, les documents historiques reflètent les préjugés et la méfiance des créateurs à l'égard des femmes âgées, y compris les femmes âgées indépendantes et/ou celles qui vivent en marge de la société. Les fables et les contes populaires désignent les femmes âgées comme moralement répréhensibles et physiquement peu attirantes, notamment la "sorcière" trompeuse du Conte de la femme de Bath de Chaucer (1388-1396). Les figures patriarcales de la Renaissance associaient également l'apparence physique des femmes âgées à un mal supposé et à la malveillance. Bien que le nombre exact de femmes âgées accusées de sorcellerie à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance soit inconnu, les documents textuels et les témoignages soutiennent l'idée que les femmes âgées étaient parmi les personnes les plus communément accusées de sorcellerie.
Levine, Helen, ''The Crones'', 1982 - Fonds Helen Levine. 10-006-S2-10-006-S2-SS1-F15
La préjugées misogynes et la méfiance culturelle à l'égard des femmes âgées ont été transmis à travers les siècles, notamment dans les contes de Grimm et les illustrations des livres pour enfants, jusqu'à l'avènement de l'animation et du cinéma. L'image de la méchante sorcière à la peau verte dans le Magicien d'Oz vient à l'esprit comme symbole des préjugés âgistes et des valeurs patriarcales. Plus récemment, l'industrie de l'anti-âge, qui brasse des milliards de dollars et dont la cible démographique est exclusivement féminine, démontre la persistance de deux poids, deux mesures face au thème du viellissement.
L'universitaire féministe Germaine Greer suggère également que le stéréotype de la "vieille sorcière" du milieu du 19ème siècle est lié à la vision victorienne de la ménopause, qui pathologisait le processus et caractérisait la ménopause comme "la mort de l'utérus".
Les féministes de la fin du XXe siècle se sont efforcées de se réapproprier l'étiquette de "sorcière" ou de "harpie" par le biais d'un activisme anti-âge et de pratiques spirituelles féminines. Dans les années 1980, par exemple, des femmes jeunes et âgées se sont identifiées à la figure de la "harpie" afin de déstigmatiser les stéréotypes des femmes âgées. Des groupes féministes tels que "The Midnight Hags Theatre productions" et "Hags and Crones" se sont réappropriés des termes qui étaient considérés comme péjoratifs.
Les femmes ont abordé les préjugées face au vieillissement par le biais de groupes rebelles et anti-âge tels que "Growing Old Disgracefully : Networking for Older Women" et "Raging Grannies", soit les "Mémés déchainées" pour la bramche francophone de Montréal. Le groupe théâtral Midnight Hags a mis en scène la pièce "Burning Times", qui expose les conditions qui ont conduit aux procès de sorcières en masse.
> Mardiros, Shelley, « Raging Gracefully», Alberta Views, Vol. 3, No.1, Janvier/Février 2000, p.27-30. - Fonds Ethel Lisbeth Donaldson. 10-100-F8
Fondées à Victoria, en Colombie-Britannique, en 1987, les "Raging Grannies", dénomées plus tard les "Mémés déchainées" pour la branche francophone de Montréal, sont des groupes de grands-mères militantes qui souhaitent remettre en question les idées préconçues sur les femmes vieillissantes. Elles protestent de manière ludique à travers leurs costumes et leurs chansons. Profondément antimilitaristes, elles font campagne pour l'environnement, la justice sociale et contre la violence sexiste.
Certaines chercheures féministes considèrent l'étiquette "harpie" comme un symbole dans la religion néopaïenne et/ou wiccane. La "harpie" fait partie de la Triple Déesse, une divinité qui englobe la Vierge, la Mère et la Harpie. Ce système de croyances relie les étapes de la vie des femmes à une figure religieuse, déifiant le processus de vieillissement et promouvant une construction holistique de la vie qui renverse symboliquement les cosmologies patriarcales avec leur désir de contrôler les femmes et leur corps.
Photographie des "Hags and Crones". 1980. Archives Canadiennes du Mouvement des Femmes. 10-001-S3-I508
La sorcière: guérisseuse, sage-femme ou femme éclairée ?
Des féministes de la seconde vague se réapproprient également la figure de la sorcière en l’investissant du rôle de guérisseuse et/ou de sage-femme dont les savoirs traditionnels ont été écartés de la médecine moderne au profit d’une autorité médicale essentiellement masculine.
L’ouvrage « Sorcières, sage-femmes et infirmières » jouera un rôle important dans l’élaboration de cette figure emblématique. Publié en 1973 par la biologiste Barbara Ehrenreich et la sociologue Deirdre English, l’ouvrage est un véritable manifeste qui alimente la croyance selon laquelle les femmes persécutées lors des procès de sorcellerie de la Renaissance étaient majoritairement des guérisseuses et des sage-femmes. Les auteures soutiennent la thèse selon laquelle l’expertise des guérisseuses a été continuellement décrédibilisée, voir criminalisée suite à la diffusion du Malleus Maleficarum. Longtemps considérée comme suspecte et dangereuse, la femme dite sorcière pouvait être détentrice de savoir reliés à la fertilité, la pharmacopée des plantes, les accouchements. Ce savoir occulte, touchant à la « sphère des femmes » et souvent tabous, aurait été considéré progressivement par la médecine moderne comme impropres.
<Barbara Ehrenreich et Deirdre English, Witches, Midwifes and Nurses, Second Edition, Old Westbury, N.Y: The Feminist Press, 1973. Première traduction en français publiée par les presses des Éditions du Remue-ménage en 1976 : « Sorcières, sage-femmes et infirmières : une histoire des femmes et de la médecine ». Les autrices explorent la thèse selon laquelle l’expertise des guérisseuses avait été continuellement discréditée, voir criminalisée suite à la publication du Malleus Maleficarum en 1486.
Cette théorie populaire sur les sorcières guérisseuses a été renforcée à plusieurs reprises par les féministes de la seconde vague. Par exemple, le film The Burning Times de la réalisatrice Donna Read a également cherché à démontrer comment le phénomène de la chasse aux sorcières aurait contribué à exclure les connaissances médicales traditionnelles détenues par les femmes. Leurs procès sont alors perçus comme des moyens de punir les femmes qui s'écartaient des rôles attendus pour leur genre.
Les approches historiques adoptées par les autrices ont fait l’objet de plusieurs critiques de la part d’historiens. Par example, les sages-femmes étaient rarement accusées, et un certain nombre d'entre elles sont mentionnées dans les documents historiques comme ayant travaillé aux côtés des accusateurs pour les aider à identifier les marques de sorcellerie (marques sur le corps censées indiquer qu'une personne était une sorcière). Les femmes guérisseuses ont joué un rôle essentiel dans la médecine pendant la période de la chasse aux sorcières ; comme l'a dit Mary E. Fisselhistorienne de la médecine, "Presque tous les habitants de l'Europe moderne ont été mis au monde par des femmes et ont été expulsés par des femmes (Almost everyone in early modern Europe was brought into the world by women and ushered out of it by women)". Les historiens ont contesté la manière dont certaines féministes ont exagéré ou inventé des faits afin d'apporter des précédents historiques à l'appui de préoccupations actuelles.
Cependant, si les démonstrations des autrices du livret « Sorcières, sage-femmes et infirmières » peuvent se révéler amplifiées pour appuyer les revendications féministes de l’époque, ce texte a le mérite de soulever des questions fondamentales toujours actuelles dans notre société : quelles sont les origines des stéréotypes genrés ancrés dans la société occidentale, et quelles sont les causes d’un manque de représentation des femmes dans les domaines scientifiques, notamment en médecine?
Les thèses féministes s’appropriant la figure de la sorcière comme guérisseuse ou sage-femme auront un écho important auprès du mouvement pour la santé des femmes dont les revendications portent sur une réappropriation des femmes de leur corps, de leur sexualité et de leur fécondité, notamment face à la médecine moderne à domination masculine. Les années 70 et 80 ont été des décennies de protestation et de remise en cause de l'approche masculine, occidentalisée et professionnalisée de la médecine, des ambitions et des prérogatives de la science moderne. Des formes alternatives de connaissance ont émergé au sein de groupes féministes. Certains groupes se revendiquant « sorcières des temps modernes » s’organisent pour prendre en charge leur santé de manière autonome et ainsi contourner l’hégémonie masculine sur le savoir médical. Contre-modèle de la médecine moderne, leurs pratiques se basent sur le dialogue, leurs expériences, et leur réalité féminine. Les participantes affirment également renouer un contact étroit et renouvelé avec les éléments de la nature.
"Witches heal". Macaron- n.d. Fonds Pamela Andrew. 10-067-F12-I3
Des sorcières en quête de spiritualité: une incarnation de la puissance féminine
« La sorcière est celle qui jouit, danse, se déplace et invente librement, elle exprime une créativité féminine impossible à contraindre et doit en ce sens inspirer les écrivaines et les artistes qui s’y reconnaissent.» Xavière Gauthier dans le magazine Sorcières, Paris, 1976 (p 2-5).
Une autre thèse énoncée sur les procès en sorcellerie est que les accusés étaient des païens ou des adorateurs de déesses. Plusieurs historiens et personnalités, hommes et femmes, ont défendu cette croyance à partir du XIXe siècle.
En 1893, Mathilda Joslyn Gage (féministe de la première vague impliquée dans le droit de vote des femmes) a soutenu dans son livre que les femmes exécutées dans les procès de sorcellerie étaient des prêtresses païennes qui pratiquaient une ancienne vénération religieuse d'une grande déesse [voir Woman, Church and State, 1893]. Bien qu'elle ne soit pas ancrée dans la réalité historique, cette représentation a eu un impact profond sur le remodelage de la sorcière. Cette idée a été renforcée par l'archéologue, folkloriste et féministe Margaret Murray, qui a développé la théorie du culte des sorcières (la théorie Murrayite) pendant la Première Guerre mondiale, dans laquelle elle affirmait que les premiers procès pour sorcières modernes étaient la réaction des autorités à la continuation des traditions païennes préchrétiennes. Bien que ces théories aient été contestées et démantelées par les historiens - il n'y avait pas de "véritable" sorcellerie païenne dans les procès et seulement un certain paganisme résiduel chez quelques rares personnes - cette représentation a eu un impact profond sur le remodelage de la sorcière au cours du siècle suivant.
Le regain d'intérêt pour la spiritualité et le mysticisme en Europe et en Amérique du Nord au cours du 19e siècle a ravivé l'intérêt pour l'occultisme, y compris les sorcières, les dieux païens, l'astrologie et une myriade d'autres sujets. Bien qu'elle soit souvent considérée comme un mouvement laïque, la libération des femmes est liée à des développements ésotériques tels que le spiritualisme, la théosophie et le paganisme. Dans les années 1960, lorsque les féministes ont appelé à se retirer des institutions religieuses (perçues comme sanctifiant le patriarcat), elles ont pu rechercher des religions alternatives centrées sur les femmes. Les femmes ont pu diriger des offices dans des sectes libérées de siècles de pensée et de textes misogynes et pratiquant des croyances qui embrassent et célèbrent la féminité.
Tout au long du XXe siècle, les groupes féministes ont adopté un langage et une iconographie qui privilégient l'expression féminine du sacré, réinterprétant et redéfinissant souvent la sorcière, ainsi que la féminité divine au cours du siècle suivant. Il est important de noter que la féminité divine se concentre sur l’énergie féminine tout en allant à l’encontre du traditionalisme patriarcal, et le concept de ce pouvoir ne doit pas être associé ou lié au sexe et genre.
De nombreuses publications de l’époque, ainsi que la mise en place d’ateliers et de groupes de discussion, témoignent de l’émergence de nouvelles spiritualités féminines, d’une volonté chez les femmes de s’exprimer et de partager leur expérience avec d’autres.
< D'Armour, Morel, "Sorcellerie vit", Canadian Woman Studies / Les cahiers de la femme, Numéro spécial: Religion, Vol. 5, no.2, hiver 1983. HQ 1181 .C2 C3
Les cahiers de la femme publient un numéro spécial sur les religions en 1983. Dans ce numéro, Morel d’Armour autrice de l’article « Sorcellerie vit » (p.62-64) témoigne de sa rencontre avec un groupe de sorcières en Colombie-Britannique. Cette rencontre a été un élément déclencheur pour son exploration d’une autre spiritualité qu’elle nomme « sorcellerie féministe ». Dans cet article elle partage ses expériences, ses pratiques, et son cheminement vers cette spiritualité qu’elle décrit comme un moyen d’expression du pouvoir féminin.
Le plus connu parmi les mouvements « contre-religieux » est la Wicca (ou Wiccanisme), également appelé « The Craft ». Créée vers le milieu du XXe siècle par Gerald Gardner, la Wicca et d'autres pratiques spirituelles enracinées dans le paganisme (voir nouveaux mouvements religieux, pratiques occultes et ésotérisme occidental) cherchaient à emprunter des éléments de croyances et de pratiques telles que le chamanisme, le druidisme et les mythologies gréco-romaines, slaves, celtiques et nordiques. Elle renoue avec d'anciennes pratiques religieuses, dans une volonté de privilégier l'expression "féminine" du sacré". La sorcellerie est considérée dans cette tradition comme un art de la transformation. Les rituels sont conçus pour réveiller des images profondément enfouies dans le subconscient, dans le but de provoquer un changement de perception, de comportement et/ou d'attitude, et pour s'aligner davantage en harmonie avec les rythmes de la nature et du cosmos.
Affiche annonçant un atelier animé par Starhawk - Novembre 199[3?]. Collection Nellie Langford Rowell Librar. 10-014-S2-F673
Starhawk (Miriam Simos, née en 1951) est devenue l'une des figures de proue du wiccanisme américain. En 1979, elle a publié The Spiral Dance, un ouvrage sur les pratiques néopaïennes. Elle y aborde le pouvoir des déesses et la spiritualité féminine, l'écoféminisme et les rituels de la sorcellerie moderne. Elle établit un lien entre le féminin sacré et la nature, qu'elle croit régie par des forces féminines, et développe une véritable communauté d'adeptes à San Francisco. Dans les années 1990 et 2000, elle est active dans les mouvements pacifistes et altermondialistes. Parallèlement, plusieurs mouvements Wicca se sont développés au Canada.
La Wicca a créé une nouvelle perspective autour de la figure de la sorcière en mettant l'accent sur le pouvoir qu'elle possède plutôt que sur son statut de victime. La diffusion de la Wicca dans les années 1970 au sein de certains groupes féministes est révélatrice d'une nouvelle prise de conscience des femmes. L'expression de sa propre spiritualité s'inscrit dans une volonté plus large des femmes de s'affirmer en tant qu'êtres singuliers capables de faire ses propres choix, y compris au niveau spirituel.
< WICCA. Macaron. [WICCA wise women lesbian amazon mother daughter sister nurturer healer peace keeper balancer of life teacher artist] - n.d. Collection Pamela Andrews. 10-067-F12-I11
Certains groupes spirituels cherchaient à obtenir le statut de religions authentiques afin de bénéficier des mêmes protections accordées aux institutions plus anciennes. Dianic Wicca (basée sur le culte de la déesse centré sur la femme) a été créée en réponse aux accusations portées contre Zsuzsanna Mokcsay (nom de plume : Z. Budapest) en 1975 pour « avoir dit la bonne aventure » dans sa bougie et sa librairie à Venice, en Californie (elle a violé une loi municipale). règlement qui rendait illégale la divination). Notamment, Dianic Wicca comptait également un grand nombre de femmes queer, qui ont trouvé un espace de soutien au sein du mouvement.
Aujourd’hui, toutes les sorcières ne se considèrent pas comme wiccanes ou n’appartiennent pas à un mouvement ou à une religion, mais la pratique de la sorcellerie et les allégations de sorcière n’ont cessé de gagner en popularité depuis le milieu du XXe siècle.
Au-delà des religions organisées, le terme « sorcière » était aussi couramment utilisé comme prétexte pour aborder des sujets exclusivement féminins. Le collectif des sourcières de Montréal par exemple publie un magazine « pour femmes seulement ». Les sourcières affirment vouloir refuser de se faire définir par les autres et vouloir revenir à la source – d’où sourcières - de l’énergie des femmes, symbolisée par les déesses et les héroïnes du passé. « Nous voulons revivre ces anciens mythes, ces histoires de femmes belles, fortes, souveraines; nous voulons créer, ici et maintenant, une communauté chaleureuse, un milieu propice à cette découverte. »
> Affiche. Les Sourcières invitent toutes les femmes à une Danse d'Halloween. Collectif des Sourcières, Montréal, 1980. HQ 1102 .S68
La sorière contestatrice: penser le politique autrement
Synonyme d’une nouvelle mode contestataire, la figure de la sorcière sert également les stratégies de libération des femmes comme affirmation rebelle notamment dans une dimension politique. Dès le XIXe siècle, la figure de la sorcière est utilisée par les suffragettes comme analogie pour montrer comment la société, et plus particulièrement l’Église, fait des femmes des boucs émissaires des maux de la société. Ainsi les suffragettes se reconnaissaient à l’image de la sorcière : des femmes vilipendées pour avoir défié les normes sociétales. À la fin des années 1960, une nouvelle vague de féministes s’est impliquée dans la libération des femmes, nombre d’entre elles non seulement sympathisant avec les sorcières, mais prétendant l’être. Ils ont adopté une iconographie et des pratiques païennes pour plaider en faveur du changement, en particulier aux États-Unis, où la sorcellerie est devenue un aspect important du phénomène de contre-culture.
En 1968, l’organisation américaine WITCH (communément connue sous le nom de International Women of Hell Terrorist Conspiracy) a été créée pour promouvoir le travail des militantes féministes de gauche. Elles utilisent la figure de la sorcière pour rassembler ses membres autour d’une identité militante collective à New York et ce groupe de militantes féministes radicales commence par organiser des manifestations visant à perturber l’ordre public. Cette même année, ses membres défilent devant Wall Street à New York en proclamant la chute de la bourse. Selon l’organisation (et ses nombreuses ramifications), les sorcières pouvaient agir de manière indépendante ou en assemblée en référence aux sabbats des sorcières.
« Inutile d’adhérer à WITCH. Si vous êtes une femme et que vous osez regarder à l’intérieur de vous-même, alors vous êtes une sorcière. » Manifeste de WITCH (Women ‘s international Terrorist Conspiracy from Hell), New York, 1968.
Bien que les membres de ce groupe soient généralement considérées comme faisant partie d'une branche du mouvement féministe, elles étaient avant tout des militantes politiques qui cherchaient à remettre en question le rôle du capitalisme dans l'oppression des femmes, ainsi que le rôle de l'État dans le développement de la société.
Des groupes tels que ceux associés à WITCH ont contribué à perpétuer certains mythes sur les procès de sorcières. À tort, par exemple, le premier groupe WITCH de New York a affirmé que les procès de sorcières en Europe étaient une tentative de l'Église d'éradiquer les païens survivants et a déclaré que quelque neuf million de femmes avaient été tuées. Néanmoins, elles ont joué un rôle important dans la réhabilitation de l'image de la sorcière et dans l'établissement de l'archétype de la sorcière en tant que figure de protestation.
< Press Gang Benefit – An Evenings Entertainment for Women! - 31 janvier 1976. Les Archives Canadiennes du Mouvements des Femmes. 10-001-S5-I261 - Cercle entouré d'étoiles et portant l'inscription "The Moon Boat". Sept figures féminines se tiennent debout dans un bateau en forme de croissant évoquant la lune. Ce bateau symbolise un voyage intérieur d'initiation à travers les eaux du monde souterrain gouverné par la déesse de la lune ou du bateau-lune. Il symbolise donc probablement l'initiation d'une femme.
Le lien historique de la sorcière avec le climat et la nature est bien établi dans la littérature de la période des chasses de sorcières, ainsi que dans les accusations portées lors des procès. Certaines des personnes accusées auraient "rayé des tempêtes et des orages dans l'air" [Jacques Ier, Daemonologie, 1597]. Le lien entre le changement climatique au début de la période moderne, y compris la fréquence élevée des anomalies climatiques du temps des chasses aux sorcières, constitue une analyse plus récente [W. Behringer, "Climatic Change and Witch-hunting : the Impact of the Little Ice Age on Mentalities", 1999 - [W. Behringer, "Climatic Change and Witch-hunting: the Impact of the Little Ice Age on Mentalities", 1999]. Avant cela, cependant, les féministes de la deuxième vague ont repris le manteau de la sorcière en évoquant que le lien des femmes avec la nature avait été mal saisi pendant les chasses aux sorcières. Certaines estiment reprendre le flambeau de la sorcière pour désormais lutter pour l'environnement.
L’écoféminisme soutient que les questions environnementales sont des questions féministes et que, pour de nombreuses féministes du XXe siècle (et au-delà), il existe un lien profond entre les femmes et la nature. Ainsi, de nombreux groupes militants pour le climat perçoivent les actions négligentes envers la nature comme une extension de la misogynie du patriarcat à l’égard des femmes.
Dans ce contexte certaines féministes canadiennes utilisent la figure de la sorcière pour protester contre le nucléaire. À la fin des années 1970, les femmes ont commencé à dénoncer l'énergie nucléaire, qu'elles perçoivent comme un projet antidémocratique, capitaliste et patriarcal. Les collectifs féministes antinucléaires se sont opposés à la fois aux armes et à l'énergie nucléaires, soulignant l'importance de respecter l'interconnexion de la nature et de la société. Elles accusent les institutions qui font passer le profit financier avant la santé et le bien-être des communautés individuelles. Elles dénoncent également le manque de consutlation publique sur des projets d'envergure nucléaires. Par le biais de spectacles, de poèmes et de moyens créatifs, elles attirent l'attention des médias lors de manifestations, dénonçant les pièges de la poursuite de la science et de l'argent au détriment de la planète.
En juin 1979, plusieurs personnes ont formé un cercle de sortilèges à la centrale nucléaire de Darlington (aujourd'hui appelée centrale nucléaire de Darlington) à Clarington, en Ontario. Se souvenant de l'événement, Quinlan écrit : « Nous avons lancé un cercle de sortilèges lors de la manifestation pour fermer la centrale nucléaire de Darlington... [mais] le sortilège ne représentait qu'une petite partie de cette manifestation. Il a été organisé par moi et un groupe de féministes qui étaient également des militantes pour le climat.
Pour visionner l'archive audiovisuelle : Darlington Hex - Fonds Judith Quinlan 10-188-F1-I2
Vidéo sans son filmée par Judith Quinlan sur une caméra Super 8, d'un petit cercle de sortilèges organisé par Judith pour un groupe de militantes féministes pour le climat (peut-être le groupe Women Against Nuclear Power à Toronto). L'action est tenue lors d'une grande manifestation anti-nucléaire à la centrale nucléaire de Darlington. La vidéo montre des manifestants dans un grand champ pendant l'été. Un plus petit groupe joue des instruments, agitant des tubes cylindriques et formant un cercle de sortilèges. Les autres personnes vues dans la vidéo sont Gay Bell, Anne Quigley, Ellen Quigley, Jacqueline Frewin, Pat Smith et Maureen Sanderson.
Après ces manifestations, plusieurs femmes ont continué à se réunir pour des manifestations, ainsi que pour un groupe de théâtre antinucléaire à Toronto.
L'esprit de la sorcière était également utilisé par les communautés queer, qui cherchaient (et cherchent) à remettre en question les catégories créées par les patriarcats occidentaux. Les féministes queer, lesbiennes et non binaires ont établi des parallèles sociaux entre le passé et le présent, en cherchant à lutter pour démanteler le patriarcat et la misogynie et à s'opposer à l'oppression et à la persécution de ceux qui sont considérés comme "autres". Une grande partie de la terminologie haineuse à l'égard de la communauté LGBTQ+2S est liée à la sorcellerie : le terme "faggot" provient des fagots de bâtons sur lesquels les sorcières et autres hérétiques étaient brûlés, tandis que des termes tels que "fée" étaient souvent utilisés à la place du mot "sorcière".
> Université de Toronto - Gays and Lesbians at University of Toronto (GLAUT) - 1976-1992 - Les Archives Canadiennes du Mouvement des Femmes 10-001-S1-F3429
Des collectifs de sorcières se sont également réunis pour protester contre des causes autres que le climat, pour remettre en question les institutions qui ont créé et perpétué entre autre le sexisme et autres inégalités sociales. À Ottawa, le groupe WOMIM (Women Opposing the Military Industrial Mentality), inspiré par l'organisation américaine Women's Pentagon Action, a adopté une approche holistique, considérant le spiritualisme, l'écoféminisme, la créativité et le pacisfisme comme essentiels à une politique efficace [10-186-S2-F2, 10-186-S2-F18, 10-186-S2-F6 to F8]. De nombreuses Canadiennes étaient également impliquées dans des groupes américains, tels que le Seneca Women's Encampment for a Future of Peace & Justice. Certains groupes effectuaient des rituels lors de leurs actions de protestation et de désobéissance civile. Ces rituels pouvaient être de former de grands cercles, se tenir par la main, effectuer des marches lentes. Certains manifestations sont notamment relatée dans le périodique féministe canadien Off Our Backs.
Conclusion: la sorcière, une heroine féministe du XXIe siècle ?
Depuis la fin du XIXe siècle, la récupération par les femmes du mot "sorcière", indique une volonté de protester contre certaines normes socio-poliques. Cependant, avec la fréquence de son apparition aujourd'hui dans les médias, la sorcière est-elle toujours un symbole de la contre-culture ? Et peut-être plus important encore, si elle est constamment réinventée, cela diminue-t-il son pouvoir et son influence ?
Les représentations de la sorcière dans la culture populaire ont été influencées par les efforts déployés par divers groupes, notamment féministes, qui se sont réappropriés cette figure symbolique comme emblème de leurs revendications.. Si l'on trouve encore dans les médias des représentations de la méchante sorcière versus la gentille sorcière, on voit aussi de plus en plus apparaitre de personnages tridimensionnels qui vont au-delà des dichotomies habituelles, soit rebelle ou victime, séductrice ou femme sexuellement libérée, etc.
Des activistes continuent de se réapproprier le symbole de la sorcière pour s'opposer aux dynamiques de pouvoir misogynes persistantes et les déconstruire. Plus récemment, en 2017, un groupe de sorcières sur Facebook a jeté un sort à l'ancien président américain, Trump, lui interdisant de faire du mal. Lindy West, une féministe contemporaine, s'est également approprié le terme dans le sillage du mouvement #MeToo, affirmant dans son article du New York Times : “Bien sûr, si vous insistez, c'est une chasse aux sorcières. Je suis une sorcière, et je vous chasse (Sure, if you insist, it’s a witch hunt. I’m a witch, and I’m hunting you)." [17 octobre, 2017].
Aujourd'hui, les sorcières sont souvent associées au féminisme, à l'opposition au courant dominant, et en lien avec une culture de protestation en Amérique du Nord. Cependant, cette figure reste ce que le public veut bien en faire. Les médias sociaux ont largement contribué aux conversations sur les sorcières avec des hashtags populaires tels que #witchesofinstagram et #witchtok, stimulant de nouveaux espaces communautaires. De manière un peu plus ironique (si l'on considère que les féministes considèrent les sorcières comme des victimes du capitalisme patriarcal), il existe un marché croissant pour l'esthétique de la sorcière qui va bien au-delà du mois d'octobre et de la fête d'Halloween.
Cette exposition a abordé certaines représentations de la sorcière à travers l'histoire en utilisant des documents provenant des Archives et Collections Spéciales de la Bibliothèque de l'Université d'Ottawa. Bien qu'elle ne puisse présenter une histoire ou une analyse complète, nous espérons qu'elle servira de point de départ à une discussion sur l'évolution de l'image de la sorcière dans les années à venir.
Exposition présentée par les Archives et collections spéciales de la Bibliothèque de l'Université d'Ottawa. Octobre 2023.