Amar Ben Mohammed est policier. Il a dénoncé le comportement de certains gardiens de la paix dans les geôles du tribunal de grande instance de Paris : humiliations, insultes souvent racistes ou homophobes, privations de nourriture ou d’eau, refus de soins médicaux… Il avait d’abord signalé le fait en 2017 à l’IGPN, qui avait mené son enquête et lui avait donné raison – sans signalement au Procureur toutefois. Voyant que l’affaire n’avançait plus, il témoigne en juillet 2020 dans le journal Street Press. Une seconde partie de l’enquête du journal indiquera comment le parquet a essayé d’étouffer l’affaire.
Amar Ben Mohammed ne sera malheureusement pas récompensé pour son sens civique : en juillet 2021, il écope d’un « avertissement » pour avoir refusé de donner les noms des collègues qui lui avaient rendu compte des maltraitances quotidiennes. Il se verra également visé par une enquête administrative, pour avoir accepté de témoigner auprès d’une commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur l’évaluation de la loi sur les lanceurs d’alerte.
Le parcours d’Amar Ben Mohammed est malheureusement significatif de celui de nombreux lanceurs d’alerte : des hommes ou des femmes qui, poussés par le souci de l’intérêt collectif, décident de dénoncer en interne ou en externe une situation, et qui en paient le prix. Ils sont nombreux à être concernés dans la Fonction publique, du fait des enjeux d’intérêt général de ces métiers… Et le sort qui leur y est réservé est rarement plus enviable que dans le privé.
Sous la pression des syndicats et des associations, la loi a cependant fini par donner un statut à ces lanceurs d’alerte – personnalités parfois isolées, pas toujours syndiquées et peu protégées face aux représailles qu’ils subissent. La loi du 9 décembre 2016 a créé un statut général du lanceur d’alerte, largement modifié par une nouvelle loi du 21 mars 2022. Ces textes méconnus présentent des intérêts non négligeables pour les luttes syndicales. Rapide retour sur les enjeux et intérêts de la protection des lanceurs d’alerte.
DÉFINITION DU LANCEUR D’ALERTE ET PROCÉDURES D’ALERTE
Comme bien souvent, la loi a créé un dédale semé de pièges… La reconnaissance du statut de lanceur d’alerte, souvent contestée, se fait au terme de procédures judiciaires. Les textes vont alors compter pour pouvoir bénéficier des protections prévues par les textes.
Selon l’article 6 de la loi du 9 décembre 2016, réécrit par la loi du 21 mars 2022, le lanceur d’alerte doit :
Être une personne physique : il peut s’agir d’un salarié·e, un stagiaire, un prestataire, un usagèr·e, un candidat·e à une offre d’emploi… Par contre un syndicat ou une association ne peuvent pas être reconnus juridiquement comme lanceurs d’alertes ;
Être de bonne foi : la personne doit être honnête, de bonne intention, et penser sincèrement agir conformément au droit ;
Ne toucher aucune contrepartie financière directe : le lanceur d’alerte ne doit pas toucher d’argent du fait de son alerte ;
Avoir une « connaissance personnelle » ou professionnelle de l’alerte : avoir visionné une vidéo sur Internet, ainsi, ne suffit pas à être reconnu « lanceur d’alerte » sur tel ou tel sujet.
Le lanceur d’alerte est par ailleurs quelqu’un qui « signale » ou « divulgue » des informations. Ces informations doivent :
Porter sur un manquement à la réglementation, y compris aux conventions internationales, ou sur une « menace ou un préjudice pour l’intérêt général » : sont ainsi incluses toutes les alertes relatives à des risques pour la santé ou l’environnement, si elles sont étayées.
Ne pas violer certains secrets protégés : secret de la défense, secret médical, secret des relations entre l’avocat et son client, secret des délibérations judiciaires. Attention, ces secrets protégés peuvent aussi être levés dans certaines conditions.
Avoir été initialement obtenues de manière légale. Par contre, l’article 122-9 du code de procédure pénale autorise désormais un lanceur d’alerte, qui aurait eu connaissance dans un cadre normal de certains documents, à en faire copie pour nourrir son alerte.
Enfin, le signalement de ces informations peut être fait auprès de différents interlocuteurs : canal d’alerte interne (obligatoire dans les établissements de plus de cinquante agents), mais également recours à la justice, à des administrations désignées par le décret du 3 octobre 2022 comme canal d’alerte externe…
Ce signalement peut enfin être fait auprès de la presse : c’est la divulgation publique. La loi pose ici des conditions pour que cette divulgation publique soit régulière :
› Soit il y avait « danger imminent ou manifeste pour l’intérêt général » (dans un contexte professionnel), ou « danger grave et imminent » (cas général).
› Soit il y a eu saisine préalable d’une autorité interne ou externe, et aucune réponse dans un délai de trois mois (ou six mois si notification d’une prolongation de délai).
› Soit le recours à une autorité externe ne permettrait pas de remédier efficacement à l’alerte, notamment en cas de risque de collusion avec l’auteur d’un délit, en cas de risque de destruction de preuves.
La loi précise enfin que la divulgation publique ne doit pas porter atteinte « aux intérêts de la sécurité et de la défense nationale ».
Précisons enfin que ces nouveaux textes sur les lanceurs d’alerte ne retirent rien aux textes déjà existants du Code du travail ou de la Fonction publique sur le sujet. La procédure de danger grave et imminent de l’article 5-5 du décret du 28 mai 1982, notamment, reste toujours d’actualité – et il ne faut pas hésiter à la mobiliser !
PROTECTION CONTRE LES REPRÉSAILLES
L’intérêt de ce nouveau statut du lanceur d’alerte est en premier lieu symbolique : il indique que la loi, désormais, se place du côté des lanceurs d’alerte dès lors qu’ils remplissent certaines conditions. C’est donc un levier à mobiliser avant même que les ennuis ne commencent, pour rappeler aux administrations récalcitrantes que leur combat est d’arrière-garde, et faire changer les modalités. La loi prévoit d’ailleurs la mise en place de canaux d’alerte interne, annexés aux règlements intérieurs, obligatoires notamment dans les administrations d’État et les personnes morales de droit public de plus de cinquante salariés. Il peut aussi être utile de rappeler aux administrations que l’obstacle à la transmission d’un signalement est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende… Et que la rupture de la confidentialité due au lanceur d’alerte est punie du double.
Plus largement, le texte prévoit une protection assez large des lanceurs d’alerte contre les mesures de représailles, reprise à l’article L.135-4 du code de la Fonction publique. Ces mesures incluent aussi bien le recrutement, la titularisation, la radiation des cadres, la rémunération, la formation, l’appréciation de la valeur professionnelle, la discipline, le reclassement, la promotion, l’affectation, les horaires de travail ou la mutation… La notion de lanceur d’alerte a par ailleurs été intégrée aux textes du Code pénal sur les discriminations, et un employeur peut désormais être condamné pour avoir discriminé un lanceur d’alerte. Ces protections s’ajoutent évidemment à celles qui existaient déjà pour les activités syndicales, mais qui ne sont pas toujours applicables pour les lanceurs d’alerte.
L’émergence des lanceurs d’alerte témoigne de la mutation des formes militantes dans la société
Le texte prévoit enfin la possibilité d’aménagements dans les procédures judiciaires dont sont trop souvent victimes les lanceurs d’alerte. Le lanceur d’alerte ne peut pas voir sa responsabilité civile engagée pour des dommages créés par son signalement dès lors qu’il a respecté les procédures d’alerte, et que celle-ci était nécessaire et proportionnée « à la sauvegarde des intérêts en cause ». Il peut également demander que le juge décide que la partie adverse lui accorde des subsides pendant toute la procédure, pour faire face à une baisse de revenus. Cette procédure est cependant encore à l’état d’esquisse, et on attend les retours de jurisprudence…
LANCEUR D’ALERTE ET COMBAT SYNDICAL
L’émergence des lanceurs d’alerte témoigne de la mutation des formes militantes dans la société française contemporaine. Parallèlement à l’émergence de collectifs protéiformes comme les gilets jaunes, on assiste à l’intervention d’individus solitaires, parfois très éloignés de la culture syndicale, mais soucieux de l’intérêt collectif. La CGT se retrouve dans les combats de ces lanceurs d’alerte, qu’il s’agisse d’utilisation de produits toxiques en agriculture, de maltraitance dans les EHPAD, de racisme institutionnel. Ce qu’ils dénoncent dépasse souvent le travail syndical sur les conditions de travail, mais concerne plus largement nos conditions de vie, notre environnement, notre vivre ensemble.
Il y a un réel enjeu pour nos syndicats à agir en soutien et à construire du lien avec les lanceurs d’alerte, pour investir des combats parfois nouveaux et porteurs de visions d’avenir. Les nouveaux textes ont justement créé un statut de « facilitateur d’alerte » (art. 6-1 de la loi du 9 décembre 2016 modifiée) qui permet aux syndicats et aux syndicalistes d’agir pour aider un lanceur d’alerte. Encore largement méconnu, ce nouveau statut protège un syndicat qui voudrait soutenir un lanceur d’alerte dans son combat.
Outre un soutien humain et un combat de terrain auprès des directions, les syndicats ont une expertise à apporter dans l’analyse des dossiers, identifier les enjeux, les menaces, la stratégie à construire, la construction de liens avec les associations, la justice… Le statut des lanceurs d’alerte est complexe et ceux-ci sont malheureusement amenés à commettre des erreurs avant même que les ennuis commencent.
Parmi les premiers conseils à donner à un lanceur d’alerte, quelques écueils à éviter :
› Ne pas partir bille en tête. Les représailles sont quasi systématiques, il faut donc les évaluer et réfléchir à une stratégie dans le temps. Il est aussi utile de croiser les regards et les connaissances, dans un cadre limité et de confiance, pour préparer l’alerte.
› Ne pas penser que le syndicat est un champ de communication hors alerte : la jurisprudence a déjà pu considérer qu’une divulgation intra-syndicale large, ou par un syndicat, constituait bien une « divulgation publique » et devait donc répondre aux conditions.
› Le collectif reste la première des protections : identifier s’il est possible de porter collectivement l’alerte, via le syndicat ou les représentants du personnel, sans qu’on puisse en tracer la source. Attention cependant, les protections du texte ne sont reconnues que pour les lanceurs d’alerte personne physique, et pour les syndicats en tant que facilitateurs (et non porteurs) d’alerte.
› L’alerte anonyme auprès de la presse reste une option. Attention à vérifier cependant que l’origine des informations ne pourra pas être retrouvée… Dans un tel cas, d’autres stratégies sont possibles
La Vie ouvrière alertait en décembre sur les assauts répétés sur les libertés fondamentales : dans les ministères, les fonctionnaires ont aujourd’hui un rôle essentiel pour alerter l’opinion. Les syndicats se doivent, plus que jamais, de les accompagner, et de briser la sinistre loi du silence qui muselle trop souvent les esprits dans la Fonction publique. Le fonctionnaire est d’abord et avant tout citoyen, au service de l’intérêt général ! ◆