View Static Version

La Rodia a misé tôt sur le mécénat par Pascal Bertin & La FEDELIMA

Une politique de soutien par le secteur privé pour compléter un budget reposant principalement sur des fonds publics, en plus des habituelles recettes d’une Smac : c’est l’équilibre auquel parvient La Rodia de Besançon depuis quasiment son ouverture en 2011. Ce choix lui assure une diversité de ses financements et renforce son rôle d’acteur culturel et social au cœur du territoire.

En cette fin de journée d’octobre 2024, l’ambiance à La Rodia semble particulièrement détendue. Et pour cause, une partie de l’équipe de la salle de Besançon a pu profiter d’une séance de massage thaïlandais en ses locaux. Ce service s’inscrit dans la stratégie de mécénat développée par la salle dans la foulée de sa création. Une pratique qui détonne dans cette catégorie d’établissements publics.

Ouverte en janvier 2011, La Rodia a obtenu sa labellisation Smac trois ans plus tard. Fort d’une première expérience à la tête d’une autre salle de Besançon, le Cylindre, montée en 1998, son directeur, Manou Comby, a très vite imposé le modèle du mécénat. « La vie culturelle d’une ville et le fonctionnement d’une Smac, ça marche parce que ce n’est pas totalement financé par l’argent public » explique-t-il dans le portrait qui lui est consacré dans « Rock the Citadelle », livre consacré à l’histoire du rock bisontin. « À partir de 2013, je suis allé chercher des privés pour trouver des financements. » La fonction liée aux partenariats intègre rapidement la dimension du mécénat et incombe dans la foulée à Léa Myotte-Duquet sur un petit temps partiel. « La personne qui va me remplacer doit continuer dans ce sens » espère alors Manou Comby. Cette personne a un nom, David Demange, qui prend son fauteuil en 2022 suite à son départ en retraite. Non seulement celui-ci a poursuivi la politique entamée en renforçant la prise en charge du mécénat par un poste passé à plein temps, mais il s’est lui-même pris au jeu en tant que directeur.

Partie la plus visible de cette stratégie économique, Le Rodia House a vu le jour dès 2013, pensé par Manou Comby comme un club réunissant les partenaires mécènes de la salle. « À l’époque, le club ne comptait que six entreprises contre une soixantaine aujourd’hui » résume Mylène Locatelli, chargée de mécénat depuis 2016. Aux côtés de Flowbird, grande entreprise de Besançon, le reste se compose majoritairement de TPE* et PME** locales, et, plus surprenant, de professions libérales (dentistes, radiologues, kinésithérapeutes…). Quant aux domaines d'activités représentés, ils s’avèrent tout aussi variés, avec des entreprises du secteur de l'alimentation (un fromager), des boissons (une brasserie à la tête d‘une bière locale et une distillerie responsable d’un redoutable alcool régional, le Pontarlier), des acteurs du bâtiment, des cabinets d'architectes, des agences de communication, des banques… autant de reflets de la diversité économique de Besançon et de sa région.

Chaque trimestre, le Rodia House se réunit en commission avec des représentant·es de ces entreprises. Au programme : bilan des actions menées, informations sur les projets à venir, échanges et propositions émanant de tous bords.

Par rapport au sponsoring couramment d’usage dans le spectacle vivant, le mécénat impose des règles différentes. Si le premier tient en un échange de visibilité et de ressources entre une marque et la salle, le second se veut un acte de soutien désintéressé qui permet au donateur de s’engager dans la vie économique, culturelle et sociale de sa ville. Toute publicité lui est en revanche interdite dans ce cadre. S’ils le souhaitent, les mécènes peuvent contribuer non pas financièrement mais par des produits ou des compétences propres à leur métier : séances de massage donc, mais aussi de pilates et de coaching personnel, livraison de produits fromagers, photographies de soirées mécènes ou encore prêts de véhicules par un concessionnaire.

Le paysagiste Albizzia Espaces Verts a pris pour sa part en charge l’aménagement de la terrasse extérieure de la Smac avec plantes et arbres, afin d’en faire un espace convivial et accueillant durant l’été 2023. « L’idée était de créer un îlot de fraicheur en évitant les parasols publicitaires. J’adore le vivant, qu’il s’agisse des gens, des arbres, des animaux, et on est allés au bout de cette idée dans notre projet » explique Jérémy Rondot, ex-directeur général d’Albizzia. L’agence PTL Communication offre ses compétences en communication et marketing pour aider La Rodia House dans son développement. « Après une année de phase d’observation, nous avons identifié des besoins en communication et sur les outils en ligne. Le club de mécènes dépend d’une seule personne et il fallait lui simplifier la vie » explique Baptiste Mullot, associé gérant de l’agence. Celle-ci conçoit le site internet de La Rodia House qui permet aux mécènes de réserver des places sur un agenda des concerts. Elle s’est ensuite chargée d’une refonte de l’identité, de la mise en place d'outils de communication externe dédiés au club des mécènes. « À présent, l’idée est de voir comment accompagner la Rodia au-delà du club de mécènes, afin de répondre aux besoins d’une Smac dont le milieu est de plus en plus fragilisé. »

L’entreprise mécène bénéficie d'une défiscalisation de 60% du montant de ses dons et de contreparties à hauteur de 25% de ceux-ci, généralement sous forme d‘invitations aux concerts ou de mise à disposition d’espaces. « Nous, on ne prend que des places de concerts ! » lance Baptiste Mullot. Chez Albizzia, on a privatisé une scène avec DJ le temps d’une soirée rassemblant ses dirigeant·es. Certaines entreprises, comme Flowbird, leader mondial de l’horodateur et l'un des plus importants mécènes de la Rodia, privatisent le lieu pour le besoin de soirées ou de présentations professionnelles. « Pour dévoiler son nouveau modèle, la société a convié ses clients à La Rodia, parmi lesquels les représentants des mairies de New York, Tokyo, Shanghai… Un secret industriel bien gardé avec pas mal d’agents de sécurité » en sourit David Demange. À l’autre bout de la chaîne et sur un mode plus musical, un notaire a privatisé la partie club de la Smac le soir d’un concert de Pierre de Maere. Des radiologues se sont aussi regroupé·es afin de mutualiser leurs contreparties respectives et organiser une soirée.

Non seulement ces échanges permettent à des mécènes de solidifier leurs liens avec leurs clients ou partenaires, mais il fait connaitre La Rodia à de nouveaux publics. « J'ai invité un client à un concert de Polo & Pan, qui m’a d’abord demandé qui étaient ces énergumènes ! Je lui ai promis qu’on passerait une bonne soirée. Il est venu, on l'a revu il y a trois semaines et il garde un souvenir sensationnel de la soirée » se réjouit Fabrice Curty, du cabinet MC+ Architecture qui comprend aussi deux autres gérants Delphine Lornet et Jean Jacques Mullez. Ce modèle évite la privatisation de la salle sous forme de location, ce à quoi Manou Comby et David Demange se sont toujours refusés, la préoccupation de ce dernier demeurant d’intégrer le plus possible une dimension musicale à l’événement d’un partenaire.

Soirée Rodia House

En cette fin octobre, la commission a comme ordre du jour de débriefer sur la dernière édition du festival Détonation, qui se tient chaque année en septembre. Cet événement initié en 2012 est une opportunité supplémentaire pour les mécènes de profiter de la vie musicale du lieu, de lancer des invitations et de s’y croiser. Depuis son arrivée, David Demange a décidé de recentrer le festival sur le site de La Rodia en revoyant sa jauge à la baisse, ce qui entraine naturellement des ajustements dans l’agencement des scènes et du bar pro. Quant à la programmation, priorité à l’émergence « En se recentrant sur des artistes locaux, avec tous ces petits groupes vraiment inconnus sans grosses têtes d’affiche, j’ai eu la sensation de redécouvrir la musique comme ça n’était pas arrivé depuis bien longtemps » approuve Fabrice Curty.

Pour ses mécènes, La Rodia organise aussi des soirées qui leur sont réservées. L’une a par exemple accueilli un concert de MC Solaar, une autre un groupe surprise dans un lieu tenu secret où étaient emmenés les invités. « On essaie en permanence de nouveaux formats histoire d’animer ce club » explique Mylène Locatelli. Fin novembre a ainsi été organisé le premier concert du Rodia House Band, groupe dont les membres travaillent dans différentes entreprises mécènes, et qui fait l’objet d’un accompagnement à la Rodia. Avec à la même affiche, un groupe de salariés de la salle dans une sorte de battle amicale. D’horizons professionnels différents, tous les acteurs rencontrés louent l’importance du soutien apporté à la salle dans ce qu’elle représente pour la vie culturelle de Besançon ainsi qu’au dynamisme et à l'attractivité du territoire.

« La Rodia, on l'a vue se construire, on l'a vue grandir, on est venus y voir nos premiers concerts alors qu’on était ados, elle fait partie de nous » Baptiste Mullot

Le Rodia House semble accroitre ce sentiment d'appartenance à une communauté locale tout en valorisant l'impact social et économique de la salle. Fabrice Curty le décrit comme une « famille » où chacun·e est reconnu·e et respecté·e. « L’importance du club, c'est d'abord des rencontres et la possibilité d’échanger avec des gens qui ont à peu près les mêmes valeurs. En tant que jeunes entrepreneur·es, ça nous a rassuré·es sur notre propre vision. Ces échanges nous ont aussi fait rencontrer des gens qu’on recroise hors Rodia. Cela crée des opportunités, parfois juste pour donner un coup de main sur telle activité. Cela nous inscrit dans un écosystème qui correspond à la ville et à sa taille » souligne Baptiste Mullot.

De plus, toutes les actions menées par La Rodia hors de ses murs parlent aussi à ses mécènes et les intéressent au plus haut point. C’est ainsi qu’à la sortie de la crise du Covid, Fabrice Curty a obtenu de la salle la possibilité d’organiser une journée de concerts rock dans l’école de ses enfants à l’heure de la réouverture sous protocole sanitaire strict. « On a financé le projet et le groupe Bigger s'est retrouvé au milieu d’enfants de maternelle et d’école primaire, jouant dans chaque classe. Ça a rendu les enfants heureux tout en étant génial pour le groupe qui renouait avec le public, signant des autographes à la fin. Ce genre de petite action lancée à notre niveau a fait du bien à tout le monde ! » À l’autre bout du spectre économique, dans le domaine sportif, la Banque Populaire a contribué au financement intégral d’un projet de création musicale autour du handisport. Cette même banque soutient les parcours culturels montés par La Rodia, comme par exemple une action menée dans des écoles primaires pour des élèves de CM2.

Face à la stagnation des subventions de fonctionnement, le mécénat demeure une source de financement cruciale pour assurer le développement et la pérennité de la Smac. « Il représente aujourd’hui plus qu’un complément à notre fonctionnement mais doit pourtant le rester car il ne peut se substituer au financement public » insiste David Demange. Ironie du succès de ce modèle, il a aussi pu entraîner un désengagement des collectivités territoriales, considérant le mécénat comme une réponse miracle à la question du financement des structures culturelles.

Soirée Rodia House

Pour autant, le directeur exclut toujours de louer la salle comme le pratiquent d’autres Smac. « On reçoit énormément de demandes que l’on convertit en propositions de mécénat. Ceux qui ne veulent qu’une prestation pour la salle ne donnent pas suite, mais ceux qui acceptent témoignent d’un effort supplémentaire. C’est le signe d’une adhésion à notre projet qui nécessite une implication des deux parties afin de trouver une solution ensemble. » David Demange préfère garder en ligne de mire un équilibre constant entre la recherche de mécénat et la préservation de la mission artistique de La Rodia, en évitant de tomber dans une logique purement événementielle et commerciale. « Nous, on veut juste le bien de La Rodia sur le long terme » souffle de son côté Jérémy Rondot. Un vœu que semble partager chaque personne impliquée dans le fonctionnement et la vie de la salle, avec ou sans séance de massages thaï.

Crédits photos : Yoan Jeudy

* TPE : Très petite entreprise **PME : Petite et Moyenne Entreprise

NextPrevious