L’île suédoise de Gotland a accueilli les premières éoliennes de l’histoire du pays scandinave. Même si son parc a lentement évolué, l’île veut désormais profiter de conditions très avantageuses pour devenir pionnière dans l’énergie renouvelable, au niveau local, mais aussi européen.
La Nissan Micra première génération, d’un violet qui a perdu de sa vigueur, recouverte de poussière au moins jusqu’aux vitres, s’aventure sur les chemins cabossés qui slaloment entre les éoliennes. Au volant, Andreas Wickman, 66 ans, les mains sèches et drues, les joues creusées par l’air salé et le front ridé, surplombé d’une casquette John Derre usée par le vent froid.
Il avance son visage sur la plage avant pour observer le tournoiement de pales au sommet de ces immenses cylindres d’un blanc intact. Il est arrivé à Näsudden, ce minuscule village au sud de Gotland, à l’âge de 20 ans, où il s’est installé en tant qu’agriculteur, la deuxième industrie principale de l’île après le tourisme. Les deux premières éoliennes de l’histoire de la Suède étaient déjà en service. « C’est là que j’ai eu l’idée, de proposer à d’autres agriculteurs et habitants du village, d’investir tous ensemble pour acheter des éoliennes en s’inspirant du modèle danois. Nous avons commencé avec deux autres, et aujourd’hui nous en avons cinq ».
Au total, une soixantaine de familles vont investir une partie de leurs économies et le modèle va se propager au reste du village. Il suscitera plus tard l’intérêt du gouvernement suédois et placera Gotland au centre de sa politique énergétique. Au début des années 2000, plus de 80 éoliennes occupent les prairies désertiques et planes du village de Näsudden, bordées de maigres forêts, où trônent quelques cabanes de pêcheurs décaties et des petites fermes en bois.
Un levier financier individuel et collectif
Ces éoliennes ont pu rapidement convaincre les habitants de ce petit village, qui y voient une double opportunité. Thöre Soderlünd, bandeau de cycliste sur la tête et vêtu d’une cotte d’agriculteur frappée de quelques tâches de terre et brodée à son nom, a été un soutien de la première heure des projets comme celui d’Andreas Wickman. « Je suis né ici, j’ai presque toujours vécu dans ce village. Beaucoup sont agriculteurs et vivent de cette terre, donc c’est important pour moi de la protéger, et je pense que les éoliennes peuvent nous y aider en produisant une électricité propre. » L’ancien éleveur de moutons et de vaches, âgé de 71 ans, a donc décidé de mettre à profit ses terres pour installer les éoliennes, ce qui lui permet de toucher un loyer, tout en profitant du réseau électrique directement relié aux éoliennes.
Mais les propriétaires des terres et des fermes de Näsudden ne sont pas les seuls à profiter des retombées de ces éoliennes. Tous les six mois, la mairie du village touche un loyer versé par RegionGotland, une sorte de conseil régional. Une rente destinée à divers projets permettant au village de se développer. « Ils ont déjà pu investir dans la rénovation du système de chauffage, ça nous a permis d’avoir la fibre optique alors qu’avant internet fonctionnait très mal ici. Aujourd’hui ils parlent de construire de petites maisons individuelles pour les personnes âgées » raconte Andreas Wickman.
« Je me fais un peu d’argent en protégeant mon île et en développant mon village, c’est merveilleux non ? » s’amuse Thöre Soderlünd, le regard pointé vers les deux grandes tiges blanches qu’on aperçoit à quelques centaines de mètres, dressées dans le ciel d’un bleu immaculé.
C’est au moment du « repowering », la modernisation des éoliennes débutée en 2005, que RegionGotland s’investit davantage dans le projet et fait entrer dans une autre dimension ses ambitions en terme de protection de l’environnement. Voyant ces éoliennes pousser comme des champignons au sud de son île, Gotland a présenté au milieu des années 90 l’ambitieux projet de devenir neutre en carbone en produisant 100% d’énergie renouvelable en 2025.
Avec le site de Näsudden nécessitant un coup de neuf, l'administration régionale reprend la gestion de ces éoliennes et investit massivement, permettant de réduire le nombre d’éoliennes tout en augmentant la production. Entre 2005 et 2015, elle passe d’une production de 43 à 63 mégawatt heures. Elle fixe aussi des règles : aucune éolienne à moins d’un kilomètre des foyers des habitants qui refusent des éoliennes dans leur jardin, aucune éolienne à moins de 2 kilomètres des églises.
Une écomunicipalité
En 2008, l’administration RegionGotland a investi l’ancienne caserne militaire de Visby, un peu à l’extérieur de la ville. Sur le toit des bâtiments ultra modernes érigés aux milieux des anciens terrains d’entraînements, traversé par une route poussiéreuse, trônent des panneaux solaires. Helena Andersson, l’« écostatège » de Gotland, est chargée de planifier la transition écologique de l’île et de coordonner les différents projets environnementaux pour atteindre cet objectif de 100% d’énergie renouvelable pour 2025. « C’est un objectif pour notre municipalité depuis la conférence de Rio en 1992 et de nombreuses municipalités suédoises ont pris leur responsabilité d'assumer leur propre responsabilité en matière de durabilité écologique » affirme-elle timidement, vêtue sobrement, ce qui dénote avec le rôle clé qu’elle occupe dans la région.
Depuis 2020, déjà 100% des ménages et des entreprises de Gotland son approvisionnés en énergie renouvelable. Entre 1990 et 2020, l’île de Gotland a d’ailleurs pu réduire de 45%, ses émissions de Co2. Et une bonne partie de cette réduction peut revenir au développement de l’éolien au sud de Gotland. Selon un rapport du plan d’action de la région de Gotland publié en 2014, déjà 50% de la consommation en électricité sur l’île de Gotland est assurée en grande majorité par les éoliennes d’Andreas Wickman et par celles de centaines d’autres résidents du village de Näsudden.
Mais pour la région de Gotland, il faut aller encore plus loin pour atteindre les 100% d’énergie renouvelable consommée sur l’île. Le frein principal, « une énorme épine dans le pied » selon Helena Andersson, c'est l’usine de ciment, Cementa AB, basée à Slite, au Nord-Est de la Péninsule. « C’est une catastrophe environnementale. D’abord, elle consomme 30% des ressources en électricité de l’île. » Elle produit 80% du ciment suédois, et assure quasiment à elle seule la souveraineté de la Suède dans cette matière essentielle dans le pays.
Mais problème de taille se présente : elle représente 3% des émissions de Co2 du pays dans son entièreté. « Jusqu’en 2030, elle continuera à utiliser des combustibles pour le chauffage, car ils ne modifieront pas ce processus. Mais à partir de 2030, nous construirons des installations de captage du carbone. Elle aura besoin de 1,2 térawatt heure d’électricité par an. Donc c’est beaucoup pour assurer son fonctionnement. Ils disent qu’en 2045, ils prévoient une production de ciment totalement électrifiée. Mais ce n'est encore qu'un plan pour l’avenir ».
« Energy Island Gotland »
Selon les estimations d’Helena Andersson, « la consommation d’électricité devrait doubler d’ici à 2030 ». Un défi de taille que les dizaines d’éoliennes de Näsudden ne pourront pas relever toutes seules, même avec l’aide de l’administration régionale de Gotland, si elle veut atteindre son objectif de 100% d’énergies renouvelables sur l’île d’ici à 2025.
Depuis le 1er janvier, RegionGotland a lancé le programme « Energy Island Gotland ». « On est un peu une sorte de lobby et on a un objectif : influencer le gouvernement pour une politique en faveur des éoliennes » avance Lars Tomsson, le directeur du programme. L’homme de 59 ans à la carrure sportive derrière un une veste de costume ornée d’un pins croisant le drapeau suédois et ukrainien jouit d’une grosse renommée locale et dans le secteur de l’éolienne. « J'ai travaillé en tant que coordinateur de l'énergie éolienne pour le gouvernement entre 2011 et 2018, puis j'ai siégé au parlement suédois de 2018 à 2022. C'est pour ça que j'ai obtenu ce rôle, je connais tout le monde. » reprend-t-il avec un peu de fierté.
Et sa mission a commencé avec une ambition titanesque. « C’est un peu le projet d’une vie pour moi à Gotland » se prend à rêver Lars Tomsson. Aurora est le plus grand projet de parc éolien offshore d’Europe. A une vingtaine de kilomètres au Sud de Näsudden, plus de 300 éoliennes doivent sortir de terre, ce qui permettrait de fournir jusqu’à 24 téra wattheures par an, soit la consommation annuelle de 5 millions de ménages dans un pays peuplé de 10 millions d’habitants.
La phase de consultation a déjà été réalisée, et quasiment tous les acteurs ont prononcé un avis favorable. Seulement, le projet se confronte à certaines réticences et problématiques, notamment liées aux contraintes militaires. Depuis la remilitarisation de l’île après l’entrée de la Suède dans l’Otan, l’état-major craint des « embouteillages » aériens ou de potentielles tentatives de piratage de puissances extérieures, notamment de la Russie. « Mais ce sont des problématiques techniques donc très faciles à régler » assure Helena Andersson, l’écostratège de Gotland.
Et des projets comme celui d’Aurora, Gotland en voit apparaître tout autour d’elle et dans le reste de la Baltique grâce à des conditions de vent largement favorables, au point qu’elle pourrait un jour être entourée de ces éoliennes offshore. « Nous voulons être un exemple, et dans la Baltique, et pour l’Europe, s’exclame Helena Andersson qui rompt soudainement avec sa timidité, elle a besoin d’énergie propre, et Gotland a envie de lui venir en aide, on en a les moyens ».