Poznań dance : une chorégraphie, mille questions Un reportage d'Aly Asmane ascofaré

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Soudain les supporteurs se mettent dos au terrain et sautent ensemble. La Poznań dance, célébration spectaculaire et hypnotique, s’est peu à peu imposée comme un rituel incontournable du football. Comment est-elle née ? Adoptée par des clubs tels le Manchester City ou le Celtic Glasgow, comment s’est-elle propagé à travers le monde ? Enquête dans la ville polonaise où tout a commencé dans les années 1990.

À Poznań, les façades pastel s’illuminent sous les dernières lueurs du jour, les tramways filent sans bruit sur les rails lustrés par l’hiver. Dans cette ville du centre-ouest de la Pologne, à trois heures de Varsovie, on vit au rythme des cafés discrets, des places pavées et des marchés animés.

En ce début de mars, le froid mord sans effusion. L’air est humide, traversé par les effluves de street food qui s’échappent des kiosques. Sur la place du Vieux Marché, des passants s’attardent sous la lumière vacillante des lampadaires. Rien ne semble troubler la routine de la cinquième ville la plus peuplée de Pologne (plus de 500 000 habitants), jusqu’à ce que le soir tombe sur un jour de match.

Les couleurs bleues et blanches du Lech Poznań, le club de football de la ville, sont visibles partout. Le tramway 13 menant au stade est pris d’assaut par les supporters. Les sièges disparaissent sous la marée humaine.

Écharpes nouées autour du cou, bières en main, les fans chantent déjà. Leurs voix résonnent contre les parois métalliques de la rame. On s’entasse, on se pousse, et pourtant, personne ne se plaint, alors que l’excitation monte à chaque station.

À la sortie de la rame, sur la droite, se dresse le stade Miejski, mastodonte de béton et d’acier, aussi imposant que le Parc des Princes avec ses plus de 40 000 places. Juste devant l’entrée, impossible de manquer l’immense affiche de Robert Lewandowski, l’enfant du pays. L’attaquant de 36 ans a fait ses classes ici, sous le maillot du Kolejorz, entre 2008 et 2010, avant de s’envoler pour l’Allemagne où il a empilé les buts au Borussia Dortmund puis au Bayern Munich. Aujourd’hui à Barcelone, il traîne derrière lui la réputation de l’un des meilleurs attaquants au monde, et sans doute du plus grand joueur de l’histoire de la Pologne. Ici, on aime rappeler que son effigie ne célèbre pas seulement son parcours, mais aussi que le Lech sait façonner des légendes comme les grands clubs d’Europe.

Une euphorie collective

Mais ce soir, ce n’est pas lui que je suis venu chercher. Dans les gradins, alors que l’équipe de Poznań reçoit le Stal Mielec pour un match de championnat, l’atmosphèreest bouillante. Les tambours battent comme des cœurs en folie et tous les supporters chantent et crient à l’unisson. Puis un signal invisible traverse les tribunes. D’un seul mouvement, les milliers de supporters se tournent, dos au terrain, bras liés, et commencent à sauter. C’est la Poznań Dance. Une euphorie collective, une transe que personne ne semble vraiment comprendre.

C'était la première fois que je voyais cette célébration, et c’était assez remarquable. D'habitude on regarde le match en faisant face au terrain, mais là, on lui tourne le dos, ce qui n’est pas très courant.

J’aimerais remonter aux origines de ce rituel qui fait vibrer les tribunes du club depuis des décennies et qui a conquis l’Europe. Si l’on en croit les supporters de Manchester City, qui l’ont adopté et popularisé à travers le monde, et même le dictionnaire de l’université de Cambridge, qui le définit comme « The Poznań», il serait né dans la ville polonaise où je me trouve.

Tout commence le 4 novembre 2010. Ce soir-là, un groupe de supporters anglais quitte le stade de Poznań, le visage fermé, une idée en tête. Leur équipe, Manchester City, vient de s’incliner face au Lech Poznań (3-1) en Ligue Europa, mais ce n’est pas tant la défaite qui les marque.

Pendant 90 minutes, en face d’eux, les tribunes polonaises ont offert un spectacle inédit : tournés vers les tribunes, sautant en rythme, unis dans un même mouvement.

La Poznań danse est le marqueur identitaire des supporteurs du Lech, ils le font à chaque match.

« C'était la première fois que je voyais cette célébration, et c’était assez remarquable. D’habitude, on regarde le match en faisant face au terrain, mais là, on lui tourne le dos, ce qui n’est pas très courant », se souvient Keith Crawshaw, ultra de Manchester City, rencontré dans un bar parisien en janvier dernier, alors qu’il venait soutenir son équipe en Ligue des champions.

Quelques semaines plus tard, le rituel fait son apparition à l’Etihad Stadium. D’abord « par curiosité, puis par enthousiasme », les Citizens s’approprient cette danse polonaise.

Alors que Manchester City enchaîne les victoires et remporte plusieurs trophées, la célébration prend une dimension mondiale. Sur les réseaux sociaux, les vidéos deviennent virales. Le geste, simple mais spectaculaire, séduit le monde du football.

« Ici, on le fait, c’est tout. »

En Espagne, les supporters de la Real Sociedad l’adoptent et l’intègrent à leurs habitudes à l’Estadio Anoeta, sous le nom de « Dale Cavese ». En Écosse, les fans du Celtic Glasgow pratiquent une version similaire, baptisée « The Huddle ». Au Maroc, le Raja Casablanca et l’AS FAR s’en emparent également.

Certains groupes de supporters l’utilisent comme un rituel d’avant-match pour se synchroniser avant le coup d’envoi, d’autres comme une forme de protestation. En 2009, les supporters de Beşiktaş s’en sont servis pour exprimer leur colère face aux dirigeants du club, exigeant la démission du président en pleine crise sportive.

Quand j’étais gamin, je voyais déjà les anciens tourner le dos au terrain et sauter en cadence. Ça fait partie de nous.

Aujourd’hui, peu importe le nom ou l’intention derrière ce mouvement : si des supporters tournent le dos au terrain, se tiennent par les épaules et sautent ensemble, ils font la Poznań Dance. Une aubaine pour la ville de Poznań, devenue célèbre grâce à la ferveur des supporters de son club.

Mais qui a inventé la chorégraphie ? Lorsque la question est posée le soir du match entre Lech et Stal Mielec, elle se perd dans le tumulte des tribunes, entre deux gorgées de bière et des discussions sur les changements à venir en seconde période. Les regards se croisent, les épaules se haussent. « On l’a toujours fait ici. Quand j’étais gamin, je voyais déjà les anciens tourner le dos au terrain et sauter en cadence. Ça fait partie de nous. Qui l’a inventée ? Aucune idée », lâche Tomasz Staniszewski. Avec sa bande de potes, le jeune supporter fouille sur Google, espérant y trouver une réponse. En vain. Un grand gars, tout en os, d’apparence plus âgé, me lance en riant : « Tu cherches une explication ? Bonne chance ! Ici, on le fait, c’est tout. »

Dans les travées, certains évoquent une création locale sans avancer de preuves, d’autres parlent d’une improvisation devenue culte. Mais aucune version ne fait consensus. On me conseille finalement d’aller poser la question aux dirigeants du club.

Un véritable emblème de la ville

Le lendemain : 10 heures ont filé depuis peu, et les bureaux du Lech Poznań, logés dans le stade, ont ouvert leurs portes. Vieux club fondé entre les deux guerres, le Kolejorz a forgé son identité et sa marque en Pologne, mais aussi en Europe. Sans doute, la manière unique dont ses fans le soutiennent et le fait qu'il soit mondialement reconnu sous le nom de "The Poznań" ont contribué à la promotion de l’équipe et de la ville.

Les dirigeants du Lech ont vite compris le potentiel marketing du mouvement et en ont fait un élément central de leur communication. Dans les halls du club, une grande photo des supporters en pleine célébration accueille les visiteurs. Inscrit en lettres capitales sous l’image : "Let's all do the Poznań".

Un message repris dans le musée du club, où une autre affiche met en avant la danse aux côtés des images des légendes du Kolejorz. Dans la boutique officielle aussi, pullulent des produits dérivés floqués à l'effigie de cette célébration emblématique.

C’est dans ce lieu qu’Adrian Gałuszka et Maciej Henszel m’accueillent, deux dirigeants du club. Le dernier, attaché de presse de l’équipe, se lance en premier : « En réalité, personne ne sait qui l'a inventé, mais nous le faisons dans notre stade depuis le siècle dernier. » « Souvent, une tradition comme "la Poznań" naît par hasard, à partir d’un simple comportement lors d’un match particulier », rajoute le second.

Et pourtant, au-delà de son aspect festif, elle est devenue un marqueur identitaire de Poznań. Elle est un véritable emblème de la ville, au même titre que ses célèbres chèvres qui s’entrechoquent sur l’horloge de l’Hôtel de Ville chaque midi.

Et dans les gradins du stade de Poznań, la danse n’est pas seulement l’affaire des Ultras, mais de tous les habitants. En avril 2023, par exemple, lors du quart de finale retour de la Ligue Europa Conférence face à la Fiorentina, à la 90e minute et 20 secondes – référence à l’année de création du club (1920) –, tout le stade a participé au rituel. Malgré la défaite finale (1-4), cet épisode, selon les officiels du club, a rappelé que The Poznań n'est pas "qu'un fruit du hasard", mais une véritable tradition qui a aussi un lien avec l'identité du club, de ses supporters et de la ville.

En Pologne, la culture des supporters est très vivante. Tout au long des rencontres, ils encouragent bruyamment les joueurs, inventent souvent de nouveaux chants, organisent des spectacles pyrotechniques et rivalisent d’originalité dans leurs chorégraphies. La danse des supporters du Lech Poznań s'inscrit dans cette "course à l'originalité

L'origine de cette célébration demeure un mystère, même pour la direction du club. Je me tourne alors vers ceux qui sont « censés tout savoir » : les journalistes spécialisés. Je poursuis mon enquête avec Dominik Stachowiak, un habitué de la tribune de presse du Lech. « La Poznań Dance ? » répète-t-il en haussant les épaules.

« C’est une tradition, mais honnêtement, je ne sais pas comment elle a commencé. On dit que les supporters l’ont vue en Coupe d’Europe et l’ont ramenée ici, mais rien n’est certain. »

Le jeune journaliste sympathique me propose alors de contacter Michał Mijalski, docteur en sciences sociales et spécialiste du mouvement des supporters en Pologne. C’est de ce speaker de stade pour la Fédération polonaise de football que vient une première explication de l’origine de la chorégraphie. « Il est fort probable que les supporters du Lech Poznań aient observé cette célébration chez les fans de l'Olympique de Marseille lors de leur confrontation en Coupe d'Europe en 1990, explique-t-il. En Pologne, la culture des supporters est très vivante. Tout au long des rencontres, ils encouragent bruyamment les joueurs, inventent souvent de nouveaux chants, organisent des spectacles pyrotechniques et rivalisent d’originalité dans leurs chorégraphies. La danse des supporters du Lech Poznań s'inscrit dans cette "course à l'originalité". »

Dans la cité phocéenne, plusieurs sources confirment que les supporters de l’OM pratiquent la célébration, mais impossible de dire s’ils en sont les inventeurs. Peut-être est-ce justement ce mystère qui fait toute la magie de la Poznań Dance. Une tradition née quelque part entre les tribunes et la ferveur populaire, transmise sans mode d’emploi, mais avec une seule règle : tourner le dos au terrain et sauter ensemble. À Poznań, on ne cherche pas à en revendiquer la paternité. On la vit, tout simplement.