Point faible de l’OTAN, cible rêvée de Moscou : le corridor de Suwałki en Pologne inquiète les stratèges. Entre Kaliningrad et le Belarus, cette bande de terre de 65 km pourrait être coupée en quelques heures en isolant les pays baltes. Sur place, pourtant, tensions migratoires, renforcement militaire et indifférence locale s’entremêlent.
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De Poznan à Suwałki, l'alerte stratégique de la guerre détonne avec plus de cinq heures à travers une campagne monotone. Andrzej Patoleta (nom modifié), mon traducteur biélorusse, remplit ce long voyage en me dépeignant sa vie, de l’autre côté de la frontière. Pour lui qui étudie en Pologne, un retour prolongé au Belarus est actuellement inenvisageable. « Si je rentre, je dois faire l’armée pendant un an. Bon, ça me semble normal parce que c’est un devoir, mais je ne veux pas le faire parce qu’après, ils pourront m’envoyer au front avec la Russie » m’explique ce grand gaillard recroquevillé dans notre petite Fiat 500. La jeunesse de ses 20 ans se lisent étrangement comme un livre d’histoire. La vie sous Loukachenko m’apparait en noir et blanc, vague vestige d’une guerre froide encore incandescente. La guerre n’est donc pas si loin. Comme une menace, latente, sans s’abattre.
Pendant trois jours, nous sillonnerons les 65km du corridor en commençant par Gołdap qui relie la Pologne à l’exclave russe de Kaliningrad. Le trajet filera ensuite vers l’Est, en direction de la frontière avec la Lituanie puis du Belarus. Toujours du point de vue polonais. Depuis 2022, les experts estiment que la Russie pourrait intervenir précisément ici, pour isoler les pays baltes de l’OTAN en fermant son axe avec Minsk.
Jour 1 : la Russie derrière les barbelés
Le lendemain matin, nous partons vers Gołdap. Sur la route, seuls des camions altèrent le faible flux de voiture citadines qui s’y aventure. Aucun véhicule paré de kaki. Arrivés au poste-frontière de la ville, seul un silence palpable et pesant nous accueille. Le poste est fermé depuis le début de la guerre en Ukraine en 2022. L’ancien flot de camions s’est tari avec les sanctions, les touristes ont déserté les duty free qui demeurent abandonnés, figés. Dès le début de la guerre, la Pologne a imperméabilisé sa frontière avec la Russie pour éviter le passage de Russes en fuite, et de potentiels agents infiltrés.
Nous approchons d’un passage en terre qui jouxte la barrière close. La Russie n’est qu’à 50 mètres. Soudain un gardes-frontières apparaît, sortant du bâtiment. Obligés de lui faire signe pour l’interpeler, nous provoquons un contrôle de routine. Au fil de cette procédure interminable qui dure finalement plus d’une heure et demie, l’un des deux gardes me dépeint la situation, visiblement désabusé : « Il y a cinq ans, on avait le COVID, aujourd’hui c'est la même chose ». Confrontés au mastodonte bureaucratique polonais, nous n’obtiendrons ni accès ni interview. Face à une avalanche de demandes journalistiques après le déploiement du « Bouclier oriental », la Pologne semble encore plus fermée qu’à l’accoutumée. Cette installation défensive a été déployée par le pays depuis fin 2024 pour renforcer près de 700 km de frontières avec la Russie et le Belarus. Fossés antichars, champs de mines, « dents de dragon » (sortes de grandes croix de béton hautes de plus de deux mètres visant à empêcher toute percée de cavalerie ennemie) tours de surveillance… La Pologne se prépare à la guerre, sans qu’elle ne soit visible.
Bredouilles, nous partons vers le tripoint qui marque la jonction des frontières lituanienne, polonaise et russe. Ce haut lieu touristique est désormais engrillagé, surmonté de barbelés comme une zone de haute tension. Depuis 2022, lui aussi, la guerre l’a transformé. Un passage semble se dessiner pourtant, derrière une barrière délimitant la frontière entre la Pologne et la Lituanie. J’ose m’y aventurer, doucement. Un pas, et me voilà en Lituanie. « NENUMATYTAS PRAŠYMAS ! ATGAL IŠ karto ! ». Stupéfait, je n'ai pas besoin de comprendre la langue pour percevoir l’ordre autoritaire et sec qui jailli des interphones. Je recule du côté polonais. Drôle d’effet quand, à environ 200 mètres, un homme travaille dans son champ, brûle du bois, comme si de rien n’était. Le soleil se couche. Drôle de guerre.
Jour 2 partie 1 : entre la Pologne et la Lituanie, la guerre n’existe pas
Avant de partir vers la frontière lituanienne, je m’interroge sur ce décalage entre le « vu » et le « lu ». Tout semble si calme. Qu’en disent les habitants de la ville éponyme du corridor que j’explore ? Marta habite à Suwałki depuis qu’elle est née. Cette responsable de communication de 32 ans affirme que « la situation n'est pas dangereuse ». Pour elle, le « problème, c’est que la Pologne est engagée dans une guerre qu’elle n’a pas choisie ». L’inflation et le coût de la vie préoccupent plus que la Russie. Au pied d’une agence BNP Paribas au centre de la ville, Tomek m’interpelle en m’entendant parler français. L’ancien cycliste professionnel qui a vécu en Normandie suit l’actualité de près. « Je sais que le danger est là, mais l’OTAN nous protège » explique-t-il, inquiet pour l’avenir de ses jeunes enfants.
Chez les jeunes, même son de cloche. « Nous sommes dans l'OTAN, alors où est le danger ? » me lance Nikola en souriant, entourée de ses quatre amies. Fondamentalement, cet argument s’impose. Si la Russie attaquait ici, les pays de l’alliance, dont les Etats-Unis, devraient intervenir. La défense collective imposée par l’article 5 du traité devrait être appliquée. Poutine oserait-il affronter l’OTAN (donc Trump) en attaquant ici ? Certaines de ces cinq étudiantes évoquent la guerre selon un autre prisme : « Depuis que les Ukrainiens sont arrivés en masse en Pologne, on en voit beaucoup ici, parlant leur langue et l’imposant aux Polonais ». Pour autant, ces jeunes de 17 ans sont unanimes sur deux points : leur peur de la Russie et leur inquiétude face au réchauffement climatique.
Il faut se rapprocher de la guerre pour la sentir. Du moins, c’est ce que je crois, face à ce décalage criant au cœur même du corridor, à Suwałki. Nous partons donc à Sejny, au plus proche de la frontière avec la Lituanie. C’est donc sur cette ligne, que la Russie pourrait fermer l’accès aux pays baltes qui s’ensuivent en enfilade au Nord. Dans cette petite ville de 6 000 habitants, les maisons colorées côtoient des bâtisses en bois vieillies par le temps. L’église massive et immaculée, aux tons crème et orangés, trône à l’entrée en majesté. Cette tranquillité apparente et troublante m’interroge. Sejny devrait représenter la clé de voute du corridor, menacé et prisé.
Le maire, Dorian Krause, élu en 2024, est amer. « Les journalistes ont fait fuir les touristes, alors qu'on vit grâce eux. On nous présente comme une zone de guerre, alors que nous n’avons jamais été aussi tranquilles. » Quand on l’interroge sur la désinformation russe, il réfléchit et soupire. « Effectivement, je n’y avais jamais pensé, c’est intéressant. » Pourtant, des médias polonais comme le mensuel polonais consacré aux questions de défense, Polska Zbrojna, ont révélé des campagnes de manipulation de l’information orchestrées par Moscou et Minsk, montrant des soldats russes censés se masser à la frontière dans des vidéos trafiquées. L'objectif est clair : instiller la peur, le doute dans la population, et forcer à dévier le regard. « Peut-être qu’on nous force à regarder ici pour cacher ce qui importe ailleurs » conclue l’homme à la carrure de pilier de rugby dans son costume bleu à carreaux.
Jour 2 partie 2 : l’enclos métallique biélorusse
Après Sejny, notre traversé du corridor se poursuit vers l’Est. Nous tombons sur Stanislaw qui cultive son lopin de terre familial aux abords de Rakowicze à 1km de la frontière biélorusse. Cet homme de 74 ans réajuste son bleu de travail et la visière de son béret. En s’appuyant sur sa fourche, il raconte que les contrôles de l’armée sont quotidiens, à plusieurs heures de la journée. Pourtant dans la rue, les maisons se comptent rapidement. Moins d’une vingtaine. « Ils patrouillent et viennent toquer chez nous », un gage de sécurité selon lui. En levant le bras pour indiquer son champ, Stanislaw baisse le ton, confidentiel. « Il y a quelque temps, des migrants afghans et syriens utilisaient ce chemin que vous voyez. Ils venaient jusque dans nos champs pour demander de la nourriture ou des soins médicaux ». Aujourd’hui, ils ne viennent plus. Du moins, ils ne le peuvent plus.
Après Sejny, notre traversé du corridor se poursuit vers l’Est. Nous tombons sur Stanislaw qui cultive son lopin de terre familial aux abords de Rakowicze à 1km de la frontière biélorusse. Cet homme de 74 ans réajuste son bleu de travail et la visière de son béret. En s’appuyant sur sa fourche, il raconte que les contrôles de l’armée sont quotidiens, à plusieurs heures de la journée. Pourtant dans la rue, les maisons se comptent rapidement. Moins d’une vingtaine. « Ils patrouillent et viennent toquer chez nous », un gage de sécurité selon lui. En levant le bras pour indiquer son champ, Stanislaw baisse le ton, confidentiel. « Il y a quelque temps, des migrants afghans et syriens utilisaient ce chemin que vous voyez. Ils venaient jusque dans nos champs pour demander de la nourriture ou des soins médicaux ». Aujourd’hui, ils ne viennent plus. Du moins, ils ne le peuvent plus.
En 2021, la Pologne a construit un mur haut de 5m50 sur 187 km de ce côté de la frontière. Une réponse radicale à l’afflux de migrants organisé par Loukachenko qui voulait faire pression sur l’Europe. L’édifice a été finalisé en 2022. Capteurs de mouvements, surveillance militaire… la Pologne a même élargi le droit à ouvrir le feu des forces de la frontière sur les migrants. En 2024 et en l’espace de trois ans, on comptait au moins 116 migrants tués dans cette mission de surveillance.
Nous reprenons la piste cabossée, à peine cinq minutes. Derrière le panneau de Lichosielce, l’immense enclos métallique apparaît. Andrzej tremble. « Je... n'aime pas trop ici. Je sens de la peur. » Lui, qui passe régulièrement la frontière, n’avait jamais vu ce mur. A l’image de la guerre, le mur était dans son esprit, mais jamais devant ses yeux. Seuls des champs immenses, vides, nous séparent du mur. La guerre est bien là, sous couvert de protection migratoire. Sous sa forme la plus pure. La défense, la protection, l’isolement. Le choc est tel, plus un mot ne sort. Le temps passe et me pèse.
Nous nous arrêtons près d'un poste de sécurité. Un militaire se lève. La frontière polonaise n'est pas qu'une ligne de démarcation : c’est une forteresse. Nous décampons.
Sommes-nous prêts ?
Sur la route du retour, je décide d'appeler un expert en stratégie militaire. A l'autre bout du fil Guillaume Ancel, ancien officier diplômé de l’Ecole de guerre et auteur, est catégorique. « L’armée russe est trop affaiblie pour menacer la Pologne. Mais Poutine réarme massivement. D’ici trois ans, il pourrait être prêt à relancer un conflit ». Pour lui, l’Europe n’est pas prête. « Tant qu’on aura 30 armées différentes, on ne pourra pas tenir face à un empire centralisé, à l’instar de la Russie, voire des Etats-Unis. » L'ancien lieutenant-colonel me rappelle d’ailleurs la récente prise de parole de Donald Tusk au Parlement Européen : « Nous sommes��500 millions d'Européens et nous demandons à 300 millions d'Américains de nous protéger contre 140 millions de Russes ! ».
L’histoire récente démontre pourtant que les guerres naissent dans ces zones grises. Là où l’on pense que le danger n’est qu’hypothétique. Une guerre hybride se joue déjà, dans les esprits. Si la violence d’affrontements frontaux ne se voit pas en Pologne comme en Europe, y compris en France, la désinformation est partout, par essence visible et lisible. Le dernier rapport de février 2025 de l'agence VIGINUM en France le montrent à travers de nombreux vecteurs informationnels, comme l'opération MATRIOCHKA ou Doppelgänger qui a touché toute l'Europe. Même stratégie en Nouvelle-Calédonie, où l'Azerbaïdjan a été identifié comme responsable de manipulation d'informations pour agir sur les élections locales. « Le même risque existe dans la région des pays baltes et de la Pologne », rappelle Guillaume Ancel.
La guerre est donc là, éthérée. Présente dans les discours stratégiques, dans les postures, dans la militarisation rampante. Absente des esprits, diluée dans les préoccupations du quotidien. Guillaume Ancel dessine un parallèle entre la Pologne et la situation en France sur le manque de culture militaire dans la population et me rappelle que « 97 % des Français ne comprennent pas les enjeux stratégiques. Quand il faudra choisir entre les retraites et les canons, la décision sera vite prise ».
La guerre est là, en Europe, prête à ressurgir. Au cours d’une récente interview pour Brut, le général Lecointre, ancien Chef d’Etat-Major des Armées, explique que l’heure est à la sensibilisation, à la prise de conscience. « Il ne s’agit pas de faire peur, mais de (se) préparer. » Le défi est sous nos yeux. La guerre, dans le corridor de Suwałki comme en France, et en Europe, n’est pas imminente. Mais elle couve. La guerre n’est pas une chimère.
Dorian DAVID