Les attentes de la jeunesse polonaise à quelques jours de la présidentielle Un reportage de Stéphanie Banaken

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À Poznań, ville universitaire avec plus de 120 000 étudiants, les jeunes hésitent entre espoir et méfiance. Logement hors de prix, précarité économique, santé mentale négligée… Les étudiants veulent croire que leur voix comptera en mai prochain. Les jeunes Polonais rencontrés, dans cette ville du nord-est de la Pologne, font partie d’une génération qui ne veut plus être la grande oubliée du débat politique.

“Je dors porte ouverte, même en plein hiver, faute de chauffage”, soupire Kuba. C'est la réalité d'une génération confrontée à une crise du logement en Pologne. À Poznań, ville jeune et estudiantine, les loyers s’envolent, rendant l’accès à un logement décent de plus en plus difficile. A quelques jours de l’élection présidentielle prévue le 18 mai prochain, c’est la première préoccupation que tous expriment et veulent voir changer, chacun à travers une histoire singulière.

En octobre 2023, la participation des moins de 29 ans a atteint un niveau record. Selon les chiffres officiels, 68,8 % des jeunes se sont rendus aux urnes, soit le taux le plus élevé jamais enregistré pour cette tranche d’âge. Ils ont prouvé qu’ils pouvaient peser dans la balance. Ce sont eux qui, en grande partie, ont contribué à renverser la majorité parlementaire, en votant massivement pour l’opposition progressiste.

Le logement au cœur des préoccupations

En fin de journée, dans un petit bar du centre-ville, Magda s’affaire derrière le comptoir, concentrée, enchaînant les commandes avec efficacité. Entre deux clients, elle s’approche brièvement, essuyant un verre d’un geste mécanique, presque distrait, mais son regard, lui, est grave. Magda a visité une dizaine de studios avant de se résigner à louer un petit 20 m², dans un immeuble mal isolé, où l’humidité se fait sentir dès qu’on passe la porte. Pourtant, elle relativise : elle a un toit. « Il n’y a pas de chauffage central. On met des couvertures et on surveille la facture d’électricité. » Le loyer, 1500 zlotys (environ 350 euros), est partagé avec une colocataire, pour un SMIC fixé à 3000 zlotys (650 euros) en Pologne.

La clientèle afflue et Magda nous laisse pour retourner derrière le comptoir, concentrée à servir les commandes. Sur la place, juste devant le café, le va-et-vient des livreurs Deliveroo est incessant. C’est ici, sur ce trottoir où le vent glacial se fait sentir, qu’ils se retrouvent entre deux courses. Casques vissés sur la tête, sacs isothermes en équilibre sur un coin de banc ou posés à leurs pieds, ils forment une sorte de petite communauté de passage.

Denbo, 27 ans, assis à même le sol, attend une commande. Il bosse la nuit pour Deliveroo, et la journée, il enchaîne les rendez-vous dans un salon de tatouage. « Sans ça, impossible de tenir et donc de payer le loyer », confie-t-il en coinçant ses mains dans les poches de sa veste. Il rigole doucement avant d’ajouter : « Et je mange au fast-food, cuisiner coûte trop cher. »

En Pologne, de nombreux quartiers sont marqués par la présence de maisons et immeubles abandonnés.

Quelques rues plus loin, à Jeżyce, un quartier animé de Poznań, nous retrouvons Kuba, un étudiant en ingénierie du son à l’université Adam Mickiewicz. Il nous accueille dans son deux-pièces de 36 m², situé au troisième étage d’un immeuble ancien. Dès l’entrée, l’odeur discrète du café flotte dans l’air, et ses écouteurs traînent sur la table basse, à côté de quelques biscuits et de son ordinateur. Il s’excuse du désordre et nous invite à faire le tour.

Kuba, comparé à Magda et Denbo, a la chance de bénéficier du soutien financier de son père, cadre dirigeant. Malgré cela, le confort reste relatif. Pour 2300 zlotys (environ 500 euros), il doit jongler avec des charges qui alourdissent la facture jusqu’à 3000 zlotys par mois, soit environ 700 euros. « Mon père a mis près d’une année à dénicher cette offre. »

Il nous entraîne vers la petite cuisine, où s’empilent quelques casseroles sur un égouttoir. « La cuisine manque d’équipements, il n’y a pas de four par exemple. Cuisiner, c’est compliqué », dit-il en montrant la vieille plaque électrique. « Ce n’est pas facile quand tu dois rester concentré sur tes études », soupire le jeune homme.

Dans la chambre, l’air est encore plus froid. Il referme vite la porte, comme s’il voulait empêcher la chaleur de s’échapper. Malgré le bail qui lui garantit une certaine stabilité du loyer, l’équilibre reste fragile. Mais il garde le sourire, et plaisante même en disant qu’il s’est habitué à vivre « en mode survie ».

Travail précaire, santé mentale oubliée : les angles morts des candidats

Un mode survie que déplorent également Ula, Marianne et Maria, croisées dans une salle d’étude de la bibliothèque Raczyński, à Poznań. Là, loin du tumulte de la ville, l’espace est lumineux, baigné de belles couleurs apaisantes. Elles sont assises autour d’une grande table en bois sombre, sur laquelle s’accumulent leurs notes de cours, des livres ouverts et quelques feuilles griffonnées de petits dessins distraits.

Marianne (à gauche), Ula (au milieu) et Maria (à droite) ont même entrepris un projet de fabrication d'accessoires de mode pour arrondir les fins de mois.

Au début, elles révisent en silence, plongées dans leurs lectures, le crayon à la main. Mais dès qu’on évoque l’élection présidentielle à venir, leurs stylos sont posés, les cahiers poussés sur le côté. Les préoccupations prennent aussitôt le dessus, comme si le sujet n’attendait qu’une étincelle pour jaillir.

Maria, 18 ans, prend la parole la première, le regard sérieux : « On paye aujourd'hui pour une chambre le prix qu'on payait il y a dix ans pour un appartement entier. » Elle décrit sans détour les pratiques des promoteurs immobiliers, qui transforment les appartements en studios minuscules pour en tirer le maximum de profit. « La qualité de vie baisse, et les prix explosent », ajoute-t-elle, en faisant tourner lentement son stylo entre ses doigts.

Ula et Marianne acquiescent d’un signe de tête, puis rentrent à leur tour dans la discussion, en abordant un autre aspect de la crise : les résidences universitaires. Malgré la hausse des loyers, les dortoirs universitaires, une alternative autrefois abordable, sont désormais saturés. Ula, 18 ans, aussi concernée que ses amies, explique que les jeunes doivent souvent accepter des emplois précaires, souvent mal rémunérés, car les employeurs exploitent leur désespoir. « C’est difficile de trouver un travail stable. Les employeurs nous exploitent parce qu’ils savent qu’on n’a pas le choix », confie l’étudiante.

Pour elle, la santé mentale des jeunes est également un enjeu négligé par les politiques. Diagnostiquée ADHD (trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité), elle fait face à une dépression chronique qu’elle évoque avec franchise. « Les psychologues sont rares et chers. Il n'y a aucune régulation de la profession, et certains ne sont même pas bien formés. » La question est d’autant plus sensible qu’elle reste absente des débats électoraux. « Aucun candidat n’en parle, et encore moins ne propose de solution. C’est comme si ce n’était pas un vrai problème. »

“En 2023, 68,8 % des jeunes de moins de 29 ans se sont rendus aux urnes”

Les revendications des jeunes en Pologne sont donc claires : le logement, la santé mentale, l'accès à un emploi stable. Mais ils sont convaincus de ne pas être écoutés par une classe politique focalisée sur d'autres priorités : « la campagne est monopolisé par des sujets comme l’Ukraine, l’immigration, le départ en retraite ou l’avortement », dépeint Maria.

Bartłomiej Biskup, professeur à l’université, confirme cette impression : « Bien que les jeunes votent de plus en plus, leur présence n’est pas au centre des campagnes. La crise du logement, bien que cruciale pour les jeunes, reste un sujet secondaire dans le débat. En 2023, il y avait des sujets très mobilisateurs, comme la loi sur l’avortement ou le rejet du PiS, raison de leur présence massive. Aujourd’hui, les jeunes attendent des résultats. » S’ils sont écoutés et si leurs préoccupations trouvent un écho dans les programmes des candidats, ils pourraient à nouveau faire basculer le résultat, cette fois à l’échelle présidentielle.

Ces jeunes qui s’accrochent encore à la vie politique

Certains, comme Marianne, envisagent l'exil. Elle prévoit de partir en Norvège pour poursuivre ses études et sa carrière de musicienne. « Il n’y a pas de soutien pour l’emploi en Pologne, encore moins pour le logement. L’art, je n’en parle même pas. Là-bas, j’aurai plus d’opportunités », se convainc-elle.

Malgré la lassitude et la colère, une partie d’entre eux continue de croire à l'importance du vote et à la possibilité d’un changement. C’est le cas de Dominik, étudiant en journalisme à l’université Adam Mickiewicz. Nous le retrouvons dans la salle de rédaction de la télévision étudiante, en pleine préparation de son émission politique. Responsable du programme, il travaille sur les derniers sujets à aborder. Devant lui, des notes s’empilent aux côtés de son ordinateur. Quand on l’interroge sur le désenchantement de nombreux jeunes face à la politique, il l’admet sans détour : « On en a marre d’entendre les mêmes discours depuis dix ans, sans que rien ne change. » Cependant, il ne se résigne pas. Engagé et convaincu, Dominik travaille activement pour encourager ses camarades à participer à la politique du pays. « On peut vraiment façonner la vie publique, à condition d’avoir les bons outils », dit-il, avec espoir.

Dominik, étudiant militant a présidé une conférence pour sensibiliser les jeunes de l’université Adam Mickiewicz à l’élection, prévue le 18 mai prochain. (©Dominik Janicki)

Dominik (en chemise bleu claire), a reçu à cet effet Michal Jurek-Styczynski et Bartosz Urbaniak, deux youtubeurs qui décryptent l'actualité polonaise. Ils ont plus de 150.000 abonnés dont la majorité sont des jeunes de la vingtaine. (©Dominik Janicki)

Le soir même, avec d’autres étudiants, Dominik organise une conférence pour sensibiliser les jeunes de l’université à l’élection, prévue le 18 mai prochain. Il est 18h26 quand les premiers étudiants commencent à arriver, un peu timides. La salle est modeste, pas complètement pleine, mais ça n’entame pas leur motivation. Quelques dizaines de jeunes prennent place, s’installent sur les bancs de l’amphithéâtre. Dominik ajuste le micro, échange un regard rapide avec ses camarades, puis lance la discussion.

La conférence commence dans une ambiance studieuse mais détendue. Tour à tour, ils abordent les programmes des principaux candidats, les propositions sur le logement, l’emploi, ou encore la santé. Les débats s’animent peu à peu. Certains posent des questions précises sur l’économie ou les droits sociaux, d’autres partagent leurs inquiétudes sur l’avenir. Dominik est partout : il écoute, répond, reformule les questions pour que chacun se sente à l’aise. Il mène le débat avec calme, mais on sent chez lui une vraie énergie.

Ce soir-là, malgré le nombre limité de participants, l’échange est riche. Beaucoup repartiront avec la conviction qu’ils doivent voter, « même si », « malgré tout ». Dominik sourit en repliant ses notes : « C’est comme ça qu’on commence. Petit à petit. »

A la conférence organisée par Dominik, Malwina, sa camarade intervient de passage. Elle aussi est engagée mais à une échelle nationale. Elle fait partie de l’institut de la Jeunesse Stowarzyszenie Instytut Młodzieżowy, une association polonaise de jeunes militants qui vise à renforcer l’implication de la jeunesse dans la vie publique. « Le but est de développer des attitudes civiques et de promouvoir la participation citoyenne », explique-t-elle.

« Ce qui me pousse à continuer, c’est la conviction que les jeunes peuvent vraiment façonner la vie publique, à condition d’avoir les bons outils. J’ai vu des changements concrets grâce à notre travail, que ce soit sur les stages étudiants ou dans le soutien aux Conseils de Jeunes. Mais il reste encore beaucoup à faire », insiste-elle.

Toutefois, les étudiants rencontrés comptent bien se rendre aux urnes, convaincus que leur vote reste un levier pour espérer le changement.