En Pologne, la rhétorique contre les réfugiés ukrainiens gagne du terrain Un Reportage de yOUSRA lARBI alami

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À deux mois de l’élection présidentielle en Pologne et trois ans après le début de l’invasion russe en Ukraine, le sentiment anti-ukrainien, alimenté par les partis nationalistes polonais, prend de l’ampleur. L’extrême droite instrumentalise les tensions sociales alors que l’inflation continue de grimper.

Mèches rougeoyantes, vernis pailleté aux ongles, Żenia, un étudiant ukrainien, semble parfaitement intégré au milieu queer-alternatif polonais. Son allure contraste pourtant avec l’ambiance rustique du café où il nous a donné rendez-vous, fréquenté par une clientèle plus âgée. "Une amie m’a conseillé cet endroit. C’est pratique parce que c’est à côté de mon studio de danse, mais ce n’est pas vraiment mon style", avoue-t-il en observant les figurines d’oiseaux qui décorent la salle. Situé en plein centre de Poznań, Ptasie Radio est entouré de cafés branchés où l’on peut bruncher à 16 h. Entre son mobilier en bois et ses hauts lampadaires, l’endroit oscille entre kitsch et chic.

Il pose son latte sur la table et déroule son histoire. Żenia est arrivé en Pologne il y a trois ans, juste après l’offensive russe. Il fait partie des 3,5 millions d’Ukrainiens ayant fui la guerre en 2022. Soutenu par une ONG américaine, il a quitté Khmelnytskyï, sa ville natale, avec sa mère et son frère pour rejoindre un village de l’est du pays. Après son bac, il a déménagé à Poznań, appris le polonais en un an et entamé des études en relations internationales. Mais son intégration n’a pas été sans heurts. Même à Poznań, une ville plus ouverte que d’autres en Pologne, il a subi plusieurs agressions à caractère anti-ukrainien.

En décembre 2023, à l’instar de Żenia plus de 1,6 millions d’Ukrainiens étaient installés en Pologne, des demandes d’asiles ou de protection temporaire. Les exilés ukrainiens ont été accueillis avec beaucoup de sympathie au début de la guerre, mais trois ans plus tard, la situation a changé. Selon une étude IPSOS, seuls 45 % des Polonais étaient favorables aux réfugiés Ukrainiens en février 2024, contre 67 % en 2022.

Quotidien sous tensions

"C’était tard le soir. Je parlais ukrainien et russe avec des amis quand un groupe de Polonais nous a abordés", raconte-t-il Żenia. "Ils nous ont insultés et ont lâché leur phrase préférée : 'La Pologne aux Polonais'". La dernière altercation remonte à quatre mois, alors qu’il sortait de boîte avec des amis ukrainiens.

Ces agressions semblent peu l’atteindre. "Je ne veux pas y penser. Si je commence à tout analyser, j’arrête de vivre", souffle-t-il. Ces derniers mois, il a été bien trop occupé. En même temps qu’il apprenait le polonais, il s’est mis au coréen. Tout en exhibant ses cartes de stars de la K-pop polonaise, il précise : "J’adore découvrir de nouvelles langues et cultures. J’ai commencé des études de philologie coréenne l’an dernier. Aujourd’hui, je peux parler et lire le coréen, j’ai un niveau A2."

Żenia a été victime de plusieurs agressions anti-ukrainiens depuis son arrivée en Pologne mais ça ne l'atteint pas.

Son téléphone ne cesse de vibrer : entre son travail dans un hôtel et sa troupe de K-pop, il jongle entre plusieurs vies. "Je suis un négociateur", plaisante-t-il. Après deux ans d’études, il a décidé de se réorienter vers les relations internationales.

"J’aime beaucoup l’ambiance de Poznań et mes études", confie-t-il. Bavard et extraverti, il se décrit ironiquement comme un yapper, un terme né sur TikTok pour désigner ceux qui aiment parler sans arrêt.

Agressions verbales

Malgré son enthousiasme, parler ukrainien en public lui vaut régulièrement des insultes. "Ces agressions arrivent partout en Pologne. Il y a quelques mois, à Poznań, un Ukrainien s’est fait tabasser dans une forêt près du lac Malta."

Diana, une étudiante ukrainienne installée à Varsovie depuis cinq ans, partage ce constat. "Il y a quelques jours, dans un magasin, la vendeuse m’a ignorée après avoir compris que j’étais ukrainienne."

Selon elle, ces micro-agressions sont devenues monnaie courante, surtout dans les administrations. "L’autre jour, un employé m’a demandé si mes faux ongles ne me gênaient pas pour travailler dans les champs."

Elle note une montée des tensions récentes : "À mon arrivée en Pologne, je n’ai pas ressenti de xénophobie particulière, mais depuis trois mois, c’est palpable."

En sortant du café, Żenia longe la rue marchande Gwarna, bordée de drogueries Rossmann, de supermarchés Zabka et de chaînes de cafés. Les drapeaux LGBTQIA+ sur la devanture de l’Opéra de Poznań contrastent avec les vitrines commerciales. Une fresque murale adjacente affiche en lettres rouges et noires le mot "Konstytucja" voulant dire “Constitution” en polonais.

"Au début de la guerre, nous étions bien accueillis. Aujourd’hui, nous sommes tolérés au mieux, rejetés au pire",commente Żenia, le regard fixé sur un tag représentant un soldat polonais armé.

Instrumentalisation politique

Michal Myck, directeur de recherche du Centre d’analyse économique (CENEA), confirme l’élan de solidarité initial : "Environ 70 % des ménages polonais ont aidé les réfugiés ou envoyé de l’argent aux institutions ukrainiennes." La sympathie à l’encontre des ukrainiens en Pologne a été spontanée et “massive”: les deux pays partagent des similitudes culturelles et linguistiques. Le gouvernent polonais octroi aux Ukrainiens des statuts de protections temporaires leurs permettant d’avoir accès à des mesures de protection sociales et au marché du travail polonais.

Par ailleurs, l’immigration ukrainienne en Pologne n’est pas un phénomène nouveau : en 2022, parmi les deux millions de personnes étrangères qui habitaient en Pologne 1,35 millions étaient d’origine ukrainienne. Cette diaspora, largement masculine était composée de travailleurs venus répondre aux fortes demandes d’un marché du travail polonais vieillisant.

Mais cet enthousiasme s’est essoufflé. "Avec le temps, la guerre n’est plus perçue comme une urgence immédiate."

"Au début de la guerre, nous étions bien accueillis. Aujourd’hui, nous sommes tolérés au mieux, rejetés au pire."

Viktoria Pogrebniak, membre de l’organisation Euromaïdan, pointe la propagation sur les réseaux sociaux de la propagande russe comme un facteur clé de cette montée du sentiment anti-ukrainien.

À l’approche de la présidentielle de mai 2025, plusieurs candidats exploitent ces tensions à l’instar de Karol Nawrocki (Droit et Justice), Rafał Trzaskowski (Coalition civique) et Sławomir Mentzen (Konfederacja, extrême droite).

Tensions historiques et sociales

Les partis de droite et d’extrême droite invoquent les massacres de Volhynie (1943-1945) pour justifier leur hostilité envers les Ukrainiens. Ces massacres, perpétrés par l’Armée insurrectionnelle ukrainienne contre des milliers de Polonais, restent un point de discorde. En janvier dernier Kiev et Varsovie se sont accordés sur l’exhumation des victimes du massacre de Volhynie, marquant la volonté des deux pays de surmonter leurs différents mémoriels. Ce sujet reste néanmoins loin d’être réglé : Michal Myck rappelle que le sujet reste encore explosif : "Les discussions deviennent vite polémiques."

L’agriculture a aussi attisé les tensions. L’afflux de céréales ukrainiennes a fait chuter les prix, provoquant la colère des agriculteurs polonais. Les manifestations de février 2024 ont profité à l’extrême droite.

Les fractures économiques “alimentent ces tensions”, relève Damien, un activiste du centre social autogéré de Rozbrat. “Il y a eu une hausse de l’inflation en Pologne, tout est devenu plus cher” face à cette situation “les individus ont tendance à entretenir des attitudes individualistes et d’exclusion à l’encontre des minorités”.

Les nationalistes polonais accusent aussi les réfugiés d’abuser de l’aide sociale. Michal Myck réfute : "La majorité des Ukrainiens arrivés en Pologne sont très qualifiés et s’intègrent bien, mais l’ampleur de l’immigration pose des défis structurels."

Intégration lacunaire

Selon Bartłomiej Potocki, du ministère de l’Intégration sociale. "Le manque de stratégie migratoire complique leur insertion." La Pologne a longtemps été un pays d’émigration massive. Le pays est seulement devenu une nation au solde migratoire positif “depuis 2018”.

Le marché du travail polonais a des besoins énormes” relève Bartłomiej Potocki. Une étude datant de 2018 montrait que la Pologne avait besoin de recruter plus de 200 000 travailleurs étrangers pour contrebalancer le déclin démographique de sa population. Toutefois, “la plupart des Ukrainiens qui se sont réfugiés en Pologne occupent des postes en dessus de leurs qualifications” . Un phénomène amplifié par les “barrières linguistiques” et l’inadéquation des diplômes et qualifications ukrainiennes en Pologne.

"La majorité des Ukrainiens arrivés en Pologne sont très qualifiés et s’intègrent bien, mais l’ampleur de l’immigration pose des défis structurels."

Dans l’éducation, ce déficit infrastructurel est criant. Sur le chemin de son studio de danse, Żenia se souvient de ses débuts au lycée : "J’étais harcelé, il n’y avait aucun soutien." Une psychologue scolaire a fini par intervenir.

Maria Andruchiw, vice-présidente de l’association Ukraine-Pologne, insiste : "Les enfants ukrainiens, souvent traumatisés, ont besoin de soutien psychologique, cela rend leur accès et intégration scolaire parfois difficile."

Dans la salle de danse, les rires fusent. Żenia s’illumine. "Quand je danse, j’exprime mes émotions. Ça m’apaise." Le jeune homme salue tout le monde et les autres élèves présents sur place blaguent avec lui.

"Je pense encore à l’Ukraine", murmure Zenia entre deux chorégraphies. "Mais la maison, c’est là où l’on se sent bien. Aujourd’hui, je me sens surtout polonais."