Le Lokum, refuge queer où s’invente une nouvelle Pologne Un reportage de madeleine de blic

Bar emblématique de l’association Stonewall, le Lokum est un modèle de résistance et de progrès face à une société encore très conservatrice. En l’espace d’une décennie, il a contribué à faire de Poznań la « ville arc-en-ciel de Pologne ».

Sur scène, la robe argentée de Bom’Belle scintille. Les faisceaux lumineux qui jaillissent du plafond s’y reflètent, tantôt jaunes, tantôt violets. La perruque blonde qu'elle a choisi de porter ce soir virevolte à chacun de ses pas, sorte d'extension des mouvements de son corps. Fard à paupière bleu, rouge à lèvres vif, talons hauts : aucun détail n’est laissé au hasard. Les traits féminins qu’elle emprunte le soir pour ses performances de drag queen sont extravagants. Bom’Belle capte toute la lumière.

On en oublierait presque le décor dans lequel prend place la scène : le château impérial de Poznań, ancienne résidence d’Adolf Hitler lors de l’occupation de la Pologne par l'Allemagne Nazie. La batisse du XXème siècle abrite aujourd’hui le Lokum bar, coeur battant de la communauté queer de la ville.

Dans l’un des pays les plus conservateurs d’Europe, le Lokum bar est un lieu à part. Espace associatif, il est à la fois témoin et acteur de la transformation profonde la ville de Poznań, qui en une décénnie s’est ouverte aux personnes lgbt+ grâce à un travail actif de militants queer.

« BINGO ! » Le public est en folie. Entre deux manches du jeu, Bom’Belle danse, vanne son audience, fait le show. La salle est pleine à craquer. Des éclats de rire se mêlent au vrombissement des basses.

« Il y a dix ans, c’était courageux de porter un drapeau arc-en-ciel dans cette ville, aujourd’hui, on a en a un affiché devant l’entrée du bar ». Arek Kluk, alors âgé de 23 ans, a fondé en 2015 l’association Stonewall, qui tient aujourd’hui le Lokum bar, pour lutter contre les discriminations subies par les personnes lgbt à Poznań. Depuis, Stonewall a ouvert une clinique de santé sexuelle pour les personnes queer, multiplié les programmes d’éducation pour sensibiliser les citoyens polonais aux questions lgbt+ et pris pleinement part à la vie politique locale : une des membres de l’association est aujourd’hui élue au conseil municipal de la ville. Des actions qui ont transformé en profondeur Poznań, et lui ont valu le surnom de « ville arc-en-ciel de Pologne».

« Il y a dix ans, c’était courageux de porter un drapeau arc-en-ciel dans cette ville, aujourd’hui, on a en a un affiché devant l’entrée du bar»

Les rues sombres, froides et silencieuses de la ville polonaise en fin d’hiver laissent place aux couleurs vives, aux éclats de rire et à la musique pop. Dès que l’on franchit les portes du Lokum, le contraste est saisissant. Sur les tables installées dans la pièce principale, face au bar éclairé de néons, on joue à des jeux de société, on boit de la soupe maison, on s’esclaffe entre deux gorgées de bières. 6 zlotys la pinte en happy hour, l’équivalent d’un euro. Étudiants, personnes âgées et familles s’entremêlent.

« Parfois on a des personnes âgées qui viennent après la messe ou avant l’opéra, pour boire un café, manger une part de gâteau, parce que c’est pas cher et pas loin », raconte Arek Kluk. « Ils ne savent pas que c’est un espace queer en entrant, mais ils restent parce qu’ils apprécient l’atmosphère ». En rendant ce lieu inclusif et ouvert à tous, les valeurs prônées par Lokum se diffusent peu à peu au sein de la société polonaise. « Quand ces personnes voient qu’elles peuvent aller dans un café rempli de drapeaux arc-en-ciel, rencontrer des personnes queer, boire un thé, et ne pas en mourir, ça leur donne déjà une bonne leçon ».

On traverse des portes voûtées pour arriver dans une autre salle. Murs clairs, éclairage chaleureux, canapés confortables. L’ambiance est plus calme. Une photo du cortège bondé de la dernière marche des fiertés de Poznan décore l’espace.

« Avant, les Prides de Poznań n’avaient rien à voir avec ça, il n’y avait pas une telle foule », lance Kenny, attablé juste derrière. Ce trentenaire qui a grandi à Baltimore, aux Etats-Unis, avant de rejoindre son compagnon à Poznań il y a plus de dix ans, garde un souvenir amer de ses premières marches de fiertés polonaises. « Les contre-manifestants étaient plus nombreux que nous. Je n'avais jamais vu ça de ma vie ».

Kenny mélange nerveusement son déca. Le cliquetis de la cuillère contre la tasse se mêle un instant au brouhaha du bar. « Sans vouloir paraître dramatique, je me suis dit que c'était peut-être le jour où j’allais me faire agresser, le jour où j'allais mourir ».

La première Pride de Poznań s’est tenue en 2004. Agniezska Filipiak, professeure à la faculté de science politique de l’université Adam Mickiewicz se remémore ce moment marquant de l’histoire queer de la ville. « Le cortège n’a pas pu faire plus de 200 mètres. Il a été stoppé par des contre-manifestants qui jetaient des œufs et des pierres ». Un virage à 180° s’opère en 2015, quand l’association Stonewall récupère l’organisation de la marche des fiertés. « Entre 2004 et 2014, ces marches étaient des manifestations, basées sur le conflit, pour demander des droits. C’est ensuite devenu des “Prides”, des moments festifs, ce qui a rassemblé beaucoup plus de monde », explique la chercheuse.

« D'années en années, nos marches ont rassemblé de plus en plus de monde. Aujourd'hui, 20 000 personnes participent à la Pride de Poznań » .

L’association Stonewall décide de changer la date de la Pride. Le mois de novembre étant froid et pluvieux à Poznań », la marche est ensuite organisée en septembre, puis décalée au mois de juin.

« Nous savions que nous devions rendre l'événement plus intéressant, plus joyeux et plus inclusif pour les gens. Pas seulement pour notre communauté, mais pour tous les habitants de la ville. En rassemblant plus de monde, on allait enfin être visibles par la classe politique locale », se remémore Arek Kluk.

En septembre 2015, la première marche des fiertés organisée par Stonewall rassemble plus de 1 000 personnes. « Dix fois plus de monde que l’année précédente, précise le militant, qui a du mal à dissimuler la pointe de fierté qui s’invite dans sa voix. D'années en années, nos marches ont rassemblé de plus en plus de monde. Aujourd'hui, 20 000 personnes participent à la Pride de Poznań » .

Derrière le bar, Kuba prépare minutieusement deux « Sweet dreams », cocktails phares de la carte du Lokum. Chacun de ses gestes est appliqué, de la première dose de vodka versée dans le shaker à la dernière feuille de menthe déposée sur le haut d’un glaçon.

De sa voix calme, Kuba fait la conversation avec chaque client qui commande à boire ou à manger. « Quand je travaille ici, j’essaye de faire en sorte que tout le monde se sente bien, qu’on se sente comme à la maison. J’y pense à chaque fois que je sers quelqu’un ».

Le jeune homme de 25 ans aux grands yeux clairs a atterri à Lokum un peu par hasard, après avoir grandi dans un petit village à 40 kilomètres de Poznań. « Une amie m’a emmenée ici, et elle m’a dit qu’ils cherchaient un serveur. Ça a changé ma vie », confie-t-il avec une pointe d’émotion dans la voix. « Ici, c’est un monde différent de celui dans lequel j’ai grandi ».

« Avant, j’étais hétéro à cause à cause du monde dans lequel je vivais. Ma vie queer a commencé ici. »

Kuba raconte son enfance à Wronki et son adolescence en école forestière. « Là-bas, il n’y avait aucun espace pour n’être ne serait-ce qu’un tout petit peu queer. Les gens paniquaient face à des chaussettes colorées”, dit une voix qui tremble. Pour survivre, Kuba a donc passé la majeure partie de sa vie à prétendre être un autre. « Parfois, je rigole en disant que je suis gay seulement depuis trois ans. Avant, j’étais hétéro à cause à cause du monde dans lequel je vivais. Ma vie queer a commencé ici ».

Parmi les étudiants qui vont et viennent au comptoir pour se ravitailler en bière ou en hot dogs, nombre sont ceux dont les récits de vie ressemblent à celui de Kuba. Poznań est devenu un refuge pour celles et ceux qui ne rentrent pas dans les normes d’un pays conservateur.

« Mais vous savez, je ne peux pas non plus faire ce que je veux dans les rues de Poznań, en tant qu’homme gay. On est quand même en Pologne », confie Kuba. Malgré la récente ouverture de Poznań aux personnes queer, le pays reste marqué par une forte homophobie. En Pologne, le mariage entre deux personnes du même genre est encore illégal, et changer d'identité de genre reste un vrai parcours du combattant.

Les violences que continuent de subir les personnes queer et la difficulté à arracher des victoires pour les droits lgbt+ à l’échelle nationale confortent le militant Arek Kluk dans la nécessité de continuer la lutte et la création d’espaces safe pour les personnes queer.

« Nous devons continuer de nous battre, partout, tout le temps, car les droits des personnes queer ne sont jamais réellement acquis ».

« D’année en année, en Occident, de plus en plus de lieux queer ferment, car tous les bars et restaurant acceptent désormais les personnes lgbt+. Mais je ne pense pas que ce soit une bonne idée. » Le jeune homme marque une pause, cherche ses mots. « Aux états-unis, il a fallu seulement quelques semaines pour revenir sur des droits obtenus il y a des années ».

« Nous devons continuer de nous battre, partout, tout le temps, car les droits des personnes queer ne sont jamais réellement acquis ».