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Éthique La santé en question

L’éthique est un concept philosophique s’intéressant à la conduite des individus en société. En médecine et en santé, deux domaines qui questionnent autant les pratiques individuelles que des choix collectifs ou intimes, ce concept prend une dimension particulière. Quels sont les principes de l’éthique médicale ? Comment peuvent-ils contribuer à guider les praticiens, à penser des problématiques sociétales et à intégrer des innovations techniques ? Réponses avec trois experts de Nantes Université.

SOMMAIRE

  1. Guillaume DURAND - L’éthique de la santé pour accompagner pratiques et praticiens
  2. Pierre-Antoine GOURRAUD - Données de santé, entre éthique et innovations techniques
  3. Julien NIZARD - Nouvelles pratiques thérapeutiques : former et évaluer pour mieux soigner
Guillaume DURAND, Pierre-Antoine GOURRAUD et Julien NIZARD (de gauche à droite)

L’éthique de la santé pour accompagner pratiques et praticiens

Entretien avec Guillaume DURAND, maître de conférences en Philosophie (Bioéthique) à Nantes Université, référent Intégrité Scientifique, Président du Comité d’Éthique, de Déontologie et d’Intégrité Scientifique de Nantes Université (CEDIS) et Directeur de la Consultation d’éthique clinique au Centre Hospitalier de Saint-Nazaire. Ses activités de recherche portent sur la bioéthique (éthique de la recherche, éthique clinique, éthique médicale, etc.) et la philosophie de la médecine.

Comment s’est construite l’éthique de la santé et à quels principes obéit-elle ?

La pratique médicale est une activité essentiellement humaine, qui peut engager des rapports conflictuels entre soignants, patients - et parfois leurs familles - dès lors qu’entrent en jeu des questions relatives aux devoirs et aux valeurs. Inscrire les prestations de santé et les relations de soin dans un cadre éthique vise à aider les praticiens à apporter la meilleure réponse possible à des situations difficiles.

Les bases de l’éthique clinique - qui concerne la pratique des médecins et des soignants - ont été élaborées à la fin des années 1970, par les philosophes étasuniens Tom Beauchamp et James Childress. Leurs réflexions s’inscrivaient dans un contexte fortement marqué par l’émergence de certaines techniques médicales offrant des possibilités inédites de modifier le vivant (par exemple les transplantations d’organes), et par l’expansion des idées libérales. Les quatre principes qu’ils ont alors énoncés - le principe d’autonomie, de non-malfaisance, de bienfaisance et de justice - constituent encore aujourd’hui les piliers majeurs de l’éthique médicale.

L’éthique de la recherche, construite à partir du lendemain de la Seconde Guerre mondiale, s’appuie quant à elle sur un ensemble de textes fondateurs. Parmi eux, le Code de Nuremberg (1947), érigé à la suite des procès des médecins des camps nazis, institue par exemple la règle du consentement libre et éclairé de toute personne qui se soumet volontairement à une recherche ; le Belmont Report (1979) pose les principes éthiques de toute recherche (le respect des personnes, le principe de bienfaisance et le principe de justice) ; enfin, la Déclaration d’Helsinki (1964) garantit, elle, que l’intérêt de la science ou de la société ne doit jamais prévaloir sur le bien-être de l’individu.

[VIDEO] Guillaume DURAND - Les enjeux éthiques de la médecine des grands nombres (Programme DataSanté - 2020)

Comment les principes de l’éthique médicale peuvent-ils concrètement se décliner ?

Chirurgie esthétique, césarienne sur demande, aides médicales à la procréation, arrêt ou refus d’un traitement vital, contraception définitive, etc. : au cours de leur pratique, les soignants peuvent à avoir à répondre à des demandes très variées, qu’elles soient liées ou non à des maladies ou des pathologies, et dont certaines peuvent avoir avec des conséquences irréversibles.

Dans de telles situations, les différentes parties – soignants, patient, proches – peuvent s’appuyer sur une consultation d’éthique clinique. Ce type de service, très répandu dans les pays d’Amérique du Nord (la majorité des hôpitaux ou cliniques dispose d’une équipe dédiée), tend maintenant à se développer en Europe, par exemple en Suisse ou en Belgique. En France, il existe plus d’une vingtaine de consultations d’éthique clinique (les méthodologies sont diverses), l’une des plus anciennes étant celle de l’Hôpital Cochin à Paris, puis celle du CHU de Nantes, du CH de St-Nazaire, etc.

S’appuyant sur les principes de l’éthique médicale, une équipe pluridisciplinaire prend le temps d’écouter le patient, cherchant à comprendre son histoire et ses motivations au regard de sa pathologie, à identifier les options possibles et les bénéfices qu’il peut espérer obtenir. Elle cherche aussi à évaluer le degré d’autonomie du patient, cet aspect étant un pilier de la consultation d’éthique de l’hôpital de Saint-Nazaire que je coordonne. La consultation rend ensuite un éclairage qui permet au médecin de prendre une décision et d’en expliquer les ressorts au patient. Cette démarche permet aussi d’enrichir les réflexions éthiques et la recherche dans ce domaine, laquelle permet d’anticiper de futures questions problématiques.

[VIDEO] Entretien avec Guillaume DURAND, un philosophe à l'hôpital (France 3 Pays de la Loire - 2021)

Quelles sont les questions émergentes en éthique de la santé ?

Les sujets liés à l'éthique de la santé sont, à l’image des techniques et de la société, en permanente évolution. Des questions éthiques posées de longue date restent encore en débat, comme l’ont montré les récents travaux de la convention citoyenne sur la fin de vie en France. D’autre part, le développement fulgurant de nouvelles technologies et l’émergence de demandes des citoyens posent des problèmes inédits.

"Les questions ouvertes sont vastes, complexes et témoignent de l’importance de l’éthique en santé, pour les individus comme pour les sociétés"

La génétique en est un exemple. Les consultations pour diagnostic prénatal, qui permettent de déceler des anomalies au stade fœtal ou embryonnaire, et demain le diagnostic préconceptionnel (avant même la conception) pour tous les couples, interrogent. À quelles maladies étendre ou non le diagnostic ? Quelles conséquences pour les couples ? Y-a-t-il égalité d’accès à ces consultations ? Aux Etats-Unis, des entreprises proposent déjà aux parents de choisir le sexe, la taille à l’âge adulte, la couleur des yeux de leur futur enfant : demain, le baby design se généralisera-t-il à d’autres caractéristiques (par exemple le QI) ? Faut-il autoriser des recherches dans ce domaine, puis la diffusion de ces technologies - et selon quelles limites ?

Plus largement, quelles réponses politiques et techniques apporter aux nouveaux défis globaux posés en termes de santé publique, environnementale et animale, etc. ? Les questions ouvertes sont vastes, complexes et témoignent de l’importance de l’éthique en santé, pour les individus comme pour les sociétés.

Pour en savoir plus

Données de santé, entre éthique et innovations techniques

Entretien avec Pierre-Antoine GOURRAUD, professeur des universités et praticien hospitalier (PU-PH) en biologie cellulaire au CHU de Nantes. Ses activités de recherche se positionnent au carrefour de l'immunologie, de la génétique et du traitement informatique des données de santé. Il dirige "La clinique des données", un nouveau service hospitalier du CHU de Nantes, en charge de promouvoir l’utilisation des données issues du soin pour la recherche scientifique.

Les données occupent une place de plus en plus importante dans notre économie. Qu’en est-il dans le domaine de la médecine ?

Le "big data" devient central dans le domaine de la santé car la quantité de données numériques générée par l’activité hospitalière croît de façon exponentielle ! Au CHU de Nantes, la "clinique des données" héberge les données de santé de plus de 1,6 millions de patients, 540 millions de données structurées - par exemple des résultats d’analyse ou d’imagerie - et 62 millions de documents textuels - par exemple des comptes rendus d’examen. Une quantité absolument gigantesque : un livre constitué des pages sur lesquelles seraient imprimées ces données aurait une épaisseur d’une vingtaine de kilomètres !

La médecine entre dans l’ère de la solidatarité : les données de chacun sont potentiellement utiles à tous. L’analyse des données de santé fait évoluer en profondeur les pratiques, au bénéfice des toutes les parties prenantes (patients, médecins, chercheurs, décideurs). Le développement d’outils d’aide à la décision, fondés sur l’intelligence artificielle (IA), contribue en effet à améliorer significativement la recherche médicale (par exemple en génomique et en génétique), la veille sanitaire, la pratique des soins (avec l’évaluation de protocoles de traitement, l’élaboration de nouvelles thérapies, la consolidation de diagnostics), la gestion des établissements de soin ou l’organisation du système de santé dans son ensemble.

[VIDEO] Pierre-Antoine GOURRAUD et Guillaume DURAND - Big Data et Santé : danger ou progrès ? (Journées scientifiques de l'Université de Nantes - 2017)

Les données de santé sont sensibles. Comment garantir leur spécificité avec le développement des innovations permises par le numérique ?

Les données de santé sont des données personnelles et, à ce titre, leur usage est encadré par un régime juridique particulier qui vise à garantir les droits des patients et protéger le secret médical. Ainsi par exemple, chacun a le droit, sans avoir à se justifier, de s’opposer à ce que les données qui le concerne soient utilisées à des fins de recherche. Au cœur de produits et services innovants, les données recèlent un considérable potentiel de valorisation économique et n’échappent pas à des risques d’utilisation à des fins malveillantes (discrimination ou manipulation, exploitation économique indue, etc.).

"Chacun a le droit, sans avoir à se justifier, de s’opposer à ce que les données qui le concerne soient utilisées à des fins de recherche"

Les technologies permettant l’analyse des données et favorisant l’amélioration des pratiques médicales doivent donc intégrer des contraintes de protection des données et de limitations de leurs usages. Le perfectionnement constant de la cybersécurité et le développement de solutions numériques originales - par exemple des algorithmes robustes et performants utilisant exclusivement des données synthétiques, totalement anonymisées - montrent qu’il est tout à fait possible de concilier les objectifs de sécurité et d’innovation !

[VIDEO] Margo BERNELIN - L'utilisation des données médicales face au Droit -Programme DataSanté - 2020)

[VIDEO] Pierre-Antoine GOURRAUD - Vers la médecine de précision (Programme DataSanté - 2020)

Les innovations numériques changent les pratiques : comment guider le développement et les usages des technologies exploitant les données de santé ?

Différents principes éthiques encadrent l’usage des données et la recherche dans le domaine numérique en santé. "Quelle information contenue dans les données a-t-on réellement besoin d’utiliser pour mettre au point un algorithme ?" : telle est la question que pose par exemple le "principe de parcimonie" aux chercheurs du numérique. La réflexion éthique permet ainsi de développer des algorithmes répondant au plus juste besoin : loin de restreindre l’innovation, elle peut aussi la stimuler !

Si les algorithmes peuvent traiter plus de données qu’un humain, celui-ci doit rester à la manœuvre : la technologie doit être conçue pour renforcer l’expertise du médecin et lui donner les moyens d’agir plus efficacement et rapidement. Déjà présent dans la pratique médicale, le numérique reste à ce jour paradoxalement absent des formations en médecine. Intégrer les évolutions techniques dans le cursus des jeunes médecins, et les associer à leurs futurs développements, sera donc l’un des défis éthiques majeurs de la prochaine décennie.

Pour aller plus loin

Nouvelles pratiques thérapeutiques : former et évaluer pour mieux soigner

Entretien avec Julien NIZARD, professeur des universités et praticien hospitalier (PU-PH), chef du Service "Douleur, Soins Palliatifs et de Support, Éthique Clinique" au CHU de Nantes, professeur de Thérapeutique et Médecine de la Douleur à la Faculté de Médecine de Nantes Université.

De plus en plus de patients ont recours à des thérapies complémentaires à la médecine conventionnelle. Quels bénéfices leur apportent-elles et quelles interrogations suscitent-elles ?

Commençons effectivement par rappeler ce constat : aujourd’hui, en France, près des deux tiers de la population a recours à des pratiques de soin complémentaires de la médecine conventionnelle. Il s’agit dans la plupart du temps d’interventions dites "non médicamenteuses", qu’elles soient physiques, corporelles (ostéopathie, kinésithérapie, acupuncture), psychologiques/psychocorporelles (psychothérapie, méditation, hypnose ou autres techniques particulières, comme l’EMDR), comportementales (nutrition, éducation pour la santé), voire technologiques (implants, stimulateurs). Il peut aussi s’agir de "médecine traditionnelle", comme la médecine traditionnelle chinoise, de phytothérapie, ou de "soins de support", par exemple très utilisés en complément du traitement de maladies graves, le plus souvent cancéreuses.

Certaines de ces approches thérapeutiques offrent des bénéfices certains pour les patients, afin de limiter les conséquences de la maladie ou le risque de rechute : la méditation contribue à prévenir le risque de rechute dépressive, l’hypnose peut constituer une alternative ou un complément à l’anesthésie générale pour certaines interventions chirurgicales, l’acupuncture peut permettre une meilleure gestion de la douleur et du stress, un accouchement plus facile et plus rapide, etc.

"En France, près des deux tiers de la population a recours à des pratiques de soin complémentaires de la médecine conventionnelle"

Des interventions non médicamenteuses sont ainsi validées avec un haut niveau de preuves et certaines sont recommandées par la Haute Autorité de Santé, notamment pour des patients vulnérables (par exemple à plus haut risque d’effets indésirables des médicaments dans le cas de traitements pris sur la durée) ou remboursées par des mutuelles de soin. C’est particulièrement le cas de programmes d’activité physique, qui ont fait leur preuve dans la prévention et le traitement de la lombalgie par exemple.

Cependant, devant le foisonnement de ces approches, et surtout face à l’absence de règlementation reconnaissant certaines formations ou encadrant certaines pratiques, médecins ou patients peuvent aussi être perplexes : les praticiens sont-ils correctement formés, les risques associés à ces approches sont-ils bien connus et pris en compte, les bénéfices sont-ils réellement démontrés, leur efficience (au regard de leur coût) est-elle établie ? De telles questions sont réelles et appellent chacun à rester vigilant !

[VIDEO] Julien NIZARD - Pour une pratique rationnelle et encadrée des thérapies complémentaires à l'hôpital… (Conseil de développement de Nantes Métropole - 2017)

Comment les principes éthiques permettraient-ils d’organiser une coexistence harmonieuse et sûre des différentes approches thérapeutiques ?

La médecine conventionnelle et ces pratiques émergeantes ne s’opposent pas et elles doivent être pensées comme complémentaires, dans le cadre de stratégies thérapeutiques dites "intégratives", qui peuvent bénéficier au patient et lui offrent une plus grande autonomie. S’agissant des pratiques "non conventionnelles" - bien que ce dernier terme soit contesté parce qu’il n’y a pas de définition claire de la médecine "conventionnelle" ! -, certains éléments sont particulièrement à considérer d’un point de vue éthique. Le praticien a-t-il reçu un enseignement de qualité et présente-t-il honnêtement sa spécialité ? Sa pratique est-elle évaluable au moyen d’un protocole réplicable ? L’approche qu’il propose est-elle indiquée pour la pathologie à traiter ? Le coût de la pratique est-il "raisonnable" ? Ces questions poussent en particulier à engager une recherche clinique d’ampleur et à agir au niveau de la formation universitaire des praticiens.

À cet égard, le développement de formations reconnues dans un cadre académique sera déterminant ; le fait qu’existent aujourd’hui des diplômes universitaires ou interuniversitaires pour certaines pratiques (médecine manuelle, ostéopathie médicale, hypnose thérapeutique, méditation en pleine conscience, acupuncture) va dans le bon sens. D’autre part, la recherche sur ces pratiques ne cesse de se développer et il s’agit maintenant d’engager une évaluation d’ampleur, à l’instar de celles accomplies dans l’usage des médicaments et obtenues grâce à un important corpus d’études réalisées lors de longs et coûteux processus de validation à l’échelle mondiale.

"La recherche sur ces pratiques ne cesse de se développer et il s’agit maintenant d’engager une évaluation d’ampleur"

Si cette évaluation pose certaines difficultés méthodologiques pour les pratiques non-médicamenteuses - pour lesquelles il est par exemple difficile d’établir des critères "objectifs" d’efficacité - une démarche rigoureuse de validation et de surveillance reste possible. Associer à l’évaluation quantitative habituelle une évaluation qualitative, fondée sur le vécu des patients et des praticiens, s’avère par ailleurs nécessaire. Ces questions éthiques constituent un véritable enjeu car le potentiel de ces nouvelles pratiques pourrait, si elles sont utilisées en complémentarité de la médecine conventionnelle, contribuer à répondre aux nouveaux enjeux de santé publique, comme le vieillissement, les maladies chroniques, la sédentarité, l’exposition aux pollutions, etc.

Pour en savoir plus

NANTES UNIVERSITÉ, engagée sur La question de l'éthique

Institutionnel

  • Nantes Université est dotée d'un Comité d'Ethique, de Déontologie et d'Intégrité Scientifique (CEDIS) qui propose un avis sur les aspects éthiques des protocoles de recherche réalisés sous la responsabilité d’un chercheur ou d’un enseignant-chercheur titulaire rattaché à l’un des laboratoires de Nantes Université.

Recherche

  • Le Centre François Viète (CFV) porte le programme DataSanté, un réseau d’expertise inédit dans le champ de la recherche biomédicale. Regroupant 50 chercheurs autour des algorithmes et de l’utilisation de la data en Santé, ce programme lancé à Nantes interroge et structure la recherche, à travers 5 programmes d’expérimentation.

Formation

[VIDEO] Présentation du Master éthique