La mise à l’épreuve de la charte : l’ANFD lutte contre les violences Troisième partie de l'exposition numérique « À juste titre : Une histoire archivistique de l’Association nationale Femmes et Droit »

Image de couverture : Photographie en noir et blanc de la Marche des femmes de Toronto, de la collection CWMA (10-001), Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa.

***Remarque sur le contenu: Cette section de l'exposition contient des exemples de sexisme, de racisme et des descriptions graphiques d'agressions sexuelles et de violence contre les femmes.

Communiqué de presse de l'ANFD (6 juin 1997), boîte 58, dossier 15, fonds de l'ANFD (10-036), Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa.

La présentation de l’ANFD au Comité mixte sur la Constitution en 1980, selon laquelle tous les niveaux du pouvoir judiciaire devraient comprendre un nombre représentatif de femmes, allait au-delà de la simple diversité ou visibilité. Non seulement les femmes étaient sous-représentées à la Cour suprême du Canada, mais les femmes dans la profession juridique luttaient pour obtenir des nominations au sein des tribunaux provinciaux, civils et pénaux.

Tout au long des années 1980 et 1990, l’ANFD a rassemblé une énorme quantité de recherches sur les préjugés véhiculés par le système juridique canadien à l’encontre des femmes, en particulier dans les cas de violence conjugale et d’agression sexuelle. En réponse à l’inscription du droit à l’égalité des genres dans la Charte des droits et libertés, les années 1980 verront la nomination de trois des toutes premières femmes juges à la Cour suprême du Canada : l’honorable Bertha Wilson en 1982, l’honorable Claire L’Heureux-Dubé en 1987 et l’honorable Beverley McLachlin en 1989 (bien loin de l’objectif de l’ANFD, formulé par Monique Charlebois, d’une représentation de 52,4 %). Cependant, malgré ces changements progressifs, l’ANFD a fait valoir que le droit canadien continuait à sanctionner les violences faites aux femmes, aggravant ainsi la violence que de nombreuses femmes avaient subie dans leur propre foyer.

Cette année, en partenariat avec l’ANFD, les Archives et collections spéciales de l’Université d’Ottawa célèbrent le 50e anniversaire de l’ANFD en se plongeant dans l’histoire de l’organisation, y compris ses réalisations marquantes, ses interventions juridiques, ses défis organisationnels et son impact indéniable sur la société canadienne. Bien que cette section porte principalement sur la lutte menée par l’ANFD pour mettre fin aux violences faites aux femmes dans le droit canadien, vous pouvez cliquer sur les liens suivants pour en savoir plus sur la fondation de l’ANFD et son influence importante sur la législation relative aux femmes et au travail, à la justice reproductive et à l’égalité dans le mariage.

Articles 143 à 146 du Code criminel canadien de 1980 [1]

Dans les années 1980, l’ANFD « a joué un rôle actif dans [...] l’adoption de modifications au Code criminel qui ont reclassé l’agression sexuelle [et] abrogé l’exemption relative au viol conjugal, l’exigence de corroboration et la doctrine de la plainte spontanée », autant d’éléments qui niaient le droit des femmes à disposer de leur propre corps ou leur crédibilité en tant que témoins. Par exemple, en 1980, le Code criminel canadien stipulait que « [n]ul ne peut être déclaré coupable d’une infraction visée par les articles 148, 150, 151, 152, 153, 154 ou 166 sur la déposition d’un seul témoin, à moins que la déposition du témoin ne soit corroborée, sous un rapport essentiel par une preuve qui implique le prévenu ».[1]

La corroboration s’applique aux règles de preuve pour l’inceste, la séduction d’une personne du sexe féminin de 16 à 18 ans et les rapports sexuels avec sa belle-fille ou une employée, ainsi que pour d’autres infractions similaires. En outre, la plupart des dispositions du Code criminel régissant les crimes sexuels stipulaient que la plaignante devait être « de mœurs antérieurement chastes » et ne pouvait être l’épouse de l’accusé. En fait, il a fallu attendre 1982 pour que les femmes mariées soient protégées par les lois canadiennes contre le viol. [1]

Malgré les lois préjudiciables qui considéraient les témoignages des femmes et des enfants avec doute et suspicion, il était fréquent que les femmes soient présumées avoir des préjugés juridiques à l’égard des hommes. Dans une correspondance interne rédigée le 5 mars 1992, la section manitobaine de l’ANFD faisait état de sa rencontre avec le comité de nomination des juges du Manitoba : « On nous a dit officieusement [...] qu’une implication importante au sein du mouvement des femmes est susceptible de disqualifier une personne au motif qu’elle était susceptible d’avoir un parti pris en faveur des femmes. L’inverse n’est évidemment pas vrai pour les hommes.” [2] En réponse, en février 1994, l’ANFD avait recueilli de nombreux exemples de commentaires tendancieux de juges canadiens, décrits dans le document interne suivant [3]:

Ci-dessus : Commentaires sexistes du juge, recueillis et compilés par Lisa Addario (17 février 1994), boîte 58, dossier 13, fonds ANFD (10-036), Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa.

Un exemple significatif de sexisme dans les tribunaux est venu du juge Ken Peters de la Cour provinciale du Manitoba à Dauphin, en 1989, lorsqu’il a fait la déclaration suivante au cours de l’audience de détermination de la peine d’un condamné :

Comment une personne peut-elle réprimander sa femme si elle sort en ville avec d’autres personnes, à savoir des hommes, boit et rentre tard à la maison alors qu’elle aurait dû s’occuper des enfants, faire la cuisine ou toute autre tâche qui lui incombe? Parfois, une gifle est tout ce dont elle a besoin et ne constitue peut-être pas une force si déraisonnable après tout ; mais ici, il y a eu au moins une gifle pour laquelle il a plaidé coupable et il est prêt à en subir les conséquences.

Dans une déclaration publiée en réponse aux commentaires du juge Peters, l’ANFD a affirmé qu’« il est totalement inacceptable qu’un juge exprime des opinions stéréotypées quant au rôle et à la place des femmes dans la société » et que « la déclaration du juge Peters semble excuser plutôt que condamner la violence au sein de la cellule familiale » [4]

De même, en 1995, l’ANFD et d’autres groupes de défense des droits de la personne ont réagi avec indignation aux commentaires du juge Jean Bienvenue de la Cour supérieure du Québec, qui avait réussi à formuler des remarques à la fois antisémites et sexistes lors de la condamnation d’une femme qui avait tué son mari. « L’on dit aussi, et cela aussi je le crois, que lorsqu’elle décide de s’abaisser, la femme, elle le fait hélas! jusqu’à un niveau de bassesse que l’homme le plus vil ne saurait lui-même atteindre », a-t-il déclaré, ajoutant qu’« [a]u camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau, en Pologne, qu’un jour j’ai visité avec horreur, même les nazis n’ont pas éliminé des millions de Juifs dans la douleur ou dans le sang. Ils ont péri sans souffrance dans des chambres à gaz. » [5]

Jack Branswell, « Un juge québécois sans excuse pour ses remarques sur les Juifs et les femmes » (9 décembre 1995), The Ottawa Citizen, boîte 58, dossier 13, fonds ANFD (10-036), Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa.

Dans un article publié dans le Ottawa Citizen le 9 décembre 1995, Jack Branswell a rapporté la réponse de Françoise David, présidente de la Fédération des femmes du Québec, qui a déclaré sans ambages que « non seulement c’est profondément sexiste, mais c’est aussi stupide ». David a ensuite ajouté : « J’ai été davantage horrifiée par ce qu’il a dit sur la manière dont les nazis ont traité les juifs4 ». La Fédération des femmes du Québec a par la suite déposé une plainte contre Bienvenue auprès du Conseil canadien de la magistrature, ce qui a éventuellement conduit à la démission de Bienvenue lorsque le Conseil a recommandé sa révocation. Il convient toutefois de noter que ce type de discipline professionnelle était exceptionnellement rare ; la plupart des remarques sexistes recueillies par l’ANFD au fil des ans n’ont pas fait l’objet d’un contrôle judiciaire.

À gauche : « Commentaires controversés des juges souvent dans les manchettes » (15 janvier 1994), The Edmonton Journal, boîte 58, dossier 13, fonds ANFD (10-036), Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa.

L’ANFD a documenté les commentaires sexistes des juges dans le cadre de ses efforts visant à démontrer la nécessité d’une réforme judiciaire significative. En réponse au juge Bienvenue, l’ANFD a fait la déclaration publique suivante, qui condamne l’inaction du gouvernement face aux préjugés juridiques à l’encontre des femmes et expose ses stratégies de changement :

"L’Association nationale Femmes et Droit réclame depuis des années une formation obligatoire la lutte contre le sexisme et le racisme, ce dont [le juge Bienvenue] a grandement besoin.

Il est temps que le gouvernement fédéral tienne sa promesse électorale de 1993, à savoir l’obligation pour les juges de suivre une formation de sensibilisation.

C’est un appel à l’action : le sexisme et le racisme sont bien vivants dans notre système judiciaire. Le gouvernement doit réagir en envoyant un message clair : ce type de comportement n’est pas acceptable et ne sera pas toléré.

Pour s’attaquer à ce type de comportement entaché de préjugés, il convient d’adopter une approche en trois volets : 1) une formation obligatoire sur la lutte contre le sexisme et le racisme ; 2) la nomination d’un plus grand nombre de femmes à la magistrature, ce qui contribuera à garantir que les femmes qui entrent en contact avec le système judiciaire ne seront pas soumises à ce type de raisonnement partial ; 3) un programme complet dans les facultés de droit pour garantir que ce type de raisonnement est exposé et remis en question.

Traditionnellement, les juges s’opposent à la formation judiciaire obligatoire parce qu’elle interfère avec leur neutralité. Mais les juges qui véhiculent ce type de stéréotypes ne sont pas neutres et ils n’ont pas le droit d’avoir des opinions discriminatoires à l’égard des femmes." [6]

Néanmoins, ce n’est qu’en 2021 que le gouvernement fédéral a mis en place une formation obligatoire sur la lutte contre le racisme et le sexisme avec l’adoption du projet de loi C-3, une modification de la Loi sur les juges et du Code criminel qui oblige également les juges à rendre des décisions écrites dans les affaires d’agression sexuelle. Le projet de loi porte spécifiquement sur les agressions sexuelles, car ces procès sont souvent propices à l’expression publique par les juges de préjugés sociaux néfastes et incompatibles avec la valeur de l’impartialité.

En 2016, par exemple, le juge Robin Camp a démissionné de la magistrature provinciale de l’Alberta après avoir demandé à une plaignante d’agression sexuelle pourquoi elle « n’avait pu serrer les genoux », parmi d’autres commentaires incendiaires. Lors de l’examen de sa conduite judiciaire par le Conseil canadien de la magistrature (CCM), le juge Camp a admis qu’il avait une « connaissance inexistante du droit pénal » et qu’il était particulièrement ignorant dans les affaires d’agression sexuelle et de violences faites aux femmes. Pourtant, il a fallu attendre encore cinq ans pour que la formation obligatoire entre en vigueur. [8]

Ted Byfield, "La Cour suprême nous dit maintenant ce qu'est le sexisme" (15 janvier 1994), The Financial Post, boîte 58, dossier 13, fonds ANFD (10-036), Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa.

Malgré les efforts soutenus de l’ANFD et d’autres groupes de défense des droits de la personne dès le début des années 1980, nombreux sont ceux qui se sont opposés à ce type de réformes au motif que la formation des juges aurait pour effet d’influencer les tribunaux. Par exemple, dans un article du Financial Post intitulé « Supreme Court now telling us what sexism is (La Cour suprême nous dit maintenant ce qu’est le sexisme) » publié le 15 janvier 1994, le journaliste Ted Byfield a soutenu que les tribunaux ne devraient pas être contraints de défendre l’égalité entre les hommes et les femmes. Citant le livre Why Men Rule (1993) du sociologue américain Steven Goldberg, Byfield affirme qu’« il s’agit un ouvrage très documenté, qui défend l’idée que “les garçons resteront des garçons” et que les tentatives éducatives visant à les transformer en quelque chose d’autre risquent de les transformer en monstres. Leur agressivité peut être dirigée et contrôlée, mais pas éliminée. On ne peut les transformer psychologiquement en petites filles. » [9]

Byfield a opposé le point de vue de ce « sociologue crédible » à celui de « nombreuses féministes modernes », affirmant qu’un juge qui croirait au premier serait à tort qualifié de « sexiste » simplement parce qu’« il considérerait comme normale chez un homme une certaine agressivité qu’il ne considérerait pas comme normale chez une femme. Il tolérerait un comportement chez un sexe qu’il ne tolérerait pas chez l’autre. Dans les relations sexuelles, par exemple, il attendrait de l’homme qu’il prenne l’initiative et que la femme réponde. Il considérerait l’agressivité masculine comme normale. Il n’envisagerait pas l’égalité. » En outre, Byfield a critiqué la Constitution canadienne elle-même, déplorant que « […] le tribunal nous dicte désormais non seulement la loi, mais aussi les points de vue de la sociologie et de la psychologie qui doivent être autorisés au Canada et ceux qui ne doivent pas l’être. C’est le prix à payer pour notre merveilleuse Charte des “droits et libertés.” » [9]

Ébauche du mémoire de l'ANFD sur la défense de provocation, « Stop Excusing Violence Against Women » (2000), boîte 24, dossier 3, fonds de l'ANFD (10-036), Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa.

L’article de Byfield démontre que l’ANFD n’a pas seulement dû faire face à des points de vue biaisés de la part des juges, mais qu’elle a également dû contrer les théories sociologiques et biologiques erronées qui imprégnaient le système juridique canadien. Par exemple, les théories de « l’agressivité masculine naturelle » se sont manifestées en droit par la défense de provocation prévue à l’article 232 du Code criminel canadien, pour laquelle l’ANFD a exprimé une opposition vive et soutenue. Selon Andrée Côté, directrice des affaires juridiques à l’ANFD, qui écrivait en 1996 :

La défense de provocation prévue par la loi permet d’excuser partiellement un meurtre commis dans un accès de colère, si l’accusé a perdu sa maîtrise de soi et si l’autorité judiciaire est d’avis qu’un « homme ordinaire », dans les mêmes circonstances, aurait également été provoqué par la victime au point d’être privé du pouvoir de se maîtriser et de tuer sa conjointe. [10]

Invoquée comme moyen de réduire les accusations de meurtre au premier ou au deuxième degré à l’accusation moins grave d’homicide involontaire, l’ANFD a noté que « la provocation confère à la colère un statut particulier en droit pénal » et que « la Cour suprême du Canada a rendu la plupart de ses arrêts les plus importants sur la question de la provocation dans les cas de féminicide conjugal ». [11]

Image: Notes de rédaction de Louise Shaughnessy pour le mémoire de l'ANFD sur la défense de provocation (vers 2000), boîte 37, dossier 7, fonds de l'ANFD (10-036), Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa.

Dans son mémoire sur la défense de provocation, publié en 2000, l’ANFD retrace l’historique de la provocation en droit pénal canadien :

“Historiquement, la défense de provocation a été interprétée comme le paradigme du « crime passionnel » : le mari qui tue sous le coup de la colère parce qu’il trouve sa femme en train de commettre l’adultère. La défense se justifiait par le droit des hommes de s’approprier la femme de leur choix et de réagir violemment à toute menace portée à leur contrôle et à la possession de celle-ci. L’adultère était le thème favori du droit à la provocation au 19e siècle, mais, jusqu’à la Première Guerre mondiale, seuls les hommes mariés pouvaient « à juste titre » être provoqués par l’infidélité de leur épouse ; les hommes n’avaient pas ce « droit » à l’égard de leur maîtresse ou de leur petite amie sur laquelle ils n’avaient aucun droit légal. La notion de provocation a cependant été élargie depuis la Deuxième Guerre mondiale […]. La défense a été élargie pour englober une grande variété de cas.” [11]

À titre de preuve, l’ANFD a notamment cité la sélection suivante d’affaires canadiennes, au cours desquelles la provocation a été acceptée comme une défense légitime :

Krawchuk, 1942 : La Cour suprême du Canada a « étendu la provocation au-delà de ses limites historiques […] de façon qu’elle s’applique au cas d’un mari qui a appris l’infidélité de sa femme, laquelle lui avait annoncé son intention de le quitter ». La Cour a ordonné la tenue d’un nouveau procès et a déclaré que la provocation aurait dû être proposée parce que « cet épisode [constituait] l’ultime destruction des espoirs fous d’un mari qui croyait pouvoir encore éloigner son épouse des tentations ».

Taylor, 1947 : La Cour suprême du Canada a jugé que le refus d’une femme d’obéir aux ordres de son mari et le fait qu’elle ait laissé entendre que celui-ci ne pouvait pas la forcer à lui obéir constituaient des motifs de provocation.

Galgay, 1972 : La défense de provocation a été admise par la Cour d’appel de l’Ontario au motif que la victime avait dit à son petit ami, après qu’il soit revenu de prison, qu’elle le quittait en raison de l’alcoolisme de ce dernier.

Thibert, 1996 : La Cour suprême du Canada a admis la défense de provocation parce que l’épouse de l’accusé l’avait quitté pour un autre homme. Lorsque l’accusé a suivi son épouse et a essayé de la mettre au pied du mur pour la forcer à lui parler, son nouveau partenaire s’est interposé entre eux. L’accusé a alors tiré sur le nouveau partenaire et l’a tué. Selon les tribunaux, ce comportement était celui d’une « personne ordinaire, c’est-à-dire un homme marié faisant face à la rupture de son mariage ». La « provocation » dans ce cas était que la victime « se moquait de lui et l’empêchait d’avoir avec son épouse la conversation privée qui avait pour lui une importance si vitale ».

Stone, 1999 : La Cour suprême « ne s’est pas demandée s’il convenait de soumettre une défense de provocation au jury dans une affaire concernant prétendument une “femme acariâtre” » et a réduit l’accusation de meurtre à celle d’homicide involontaire pour un homme qui avait prétendument perdu connaissance et poignardé sa femme à 47 reprises, parce qu’elle avait menacé de le dénoncer à la police pour violence conjugale et de demander le divorce. Dans cette affaire, la provocation a également été invoquée pour alléger la peine qui devait lui être infligée pour homicide involontaire. [11]

Citant ces études de cas, l’ANFD a affirmé qu’« [i]l ressort de cette jurisprudence que l’autonomie d’une femme – son besoin d’indépendance, de dignité et de sécurité – est considérée comme des insultes de nature à provoquer, qui appelle de la compassion pour l’accusé. […] Comme de nombreux auteurs l’ont soutenu, cette jurisprudence reconnaît le “droit de propriété” des hommes sur leur conjointe et légitime la “perte de maîtrise de soi” qui amène un homme à tuer une femme en réaction aux tentatives de celle-ci d’affirmer son autonomie. » [11]

Ces affaires démontrent également les préjudices inhérents à l’affirmation de Byfield, dans son article, selon laquelle « l’agressivité masculine » devrait être considérée comme « normale », sur la base de théories sociologiques présentant la domination masculine comme un fait inévitable. L’ANFD a en outre fait valoir que la rage masculine avait été privilégiée dans la loi au détriment d’autres réactions émotionnelles, telles que le fait de tuer par peur ou par compassion.

De même, l’ANFD a noté son incapacité à trouver des cas dans lesquels des femmes avaient utilisé avec succès la défense de provocation après avoir tué leur mari violent, étant donné que la loi canadienne avait « interprété la provocation de manière étroite comme consistant en un seul événement provocateur “soudain” ou “immédiat” ». Par conséquent, les femmes qui ont tué pour se défendre ou pour mettre fin aux abus dont elles-mêmes ou leurs enfants étaient victimes n’ont pas été autorisées à invoquer la défense de provocation. Le mémoire de l’ANFD critiquait également les applications homophobes de la défense de provocation, qui réduisaient les peines des hommes reconnus coupables d’avoir tué d’autres hommes en raison d’avances homosexuelles perçues.

À gauche : Notes sur la défense de provocation (c. janvier 2000), boîte 34, dossier 3, fonds ANFD (10-036), Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa.

C’est pour ces raisons que l’ANFD a demandé l’abolition pure et simple de cette défense dans le droit pénal canadien. Depuis 2015, le Canada a considérablement limité la défense de provocation, qui ne peut désormais être utilisée que lorsque le comportement provocant constitue un acte criminel et exclut spécifiquement l’adultère et la séparationxv. Toutefois, il ressort clairement de ces exemples que les mythes de l’« agressivité » masculine ont saturé le système juridique canadien, permettant à la violence masculine d’être excusée comme « ordinaire », tandis que la violence féminine, même en cas de légitime défense, était soumise à un examen minutieux.

L’ANFD lutte contre ces mythes juridiques et leur examen injuste du comportement des femmes depuis sa conférence inaugurale en 1975, lorsqu’elle a adopté une résolution déclarant que « la preuve de la conduite, des habitudes et des associations sexuelles passées de la plaignante est inadmissible dans l’évaluation de la crédibilité de son témoignage lors d’un procès pour une infraction sexuelle ». [12]

Résolution de la conférence inaugurale de l'ANFD (janvier 1975), boîte 2, dossier 2, fonds de l'ANFD (10-036), Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa.

L’ANFD a fait valoir que, dans les affaires d’agression sexuelle, les plaignantes étaient régulièrement soumises à des contre-interrogatoires visant à déterminer leur crédibilité, alors que les accusés ne faisaient pas l’objet d’une telle évaluation. L’ANFD a donc « constamment plaidé en faveur de la nécessité d’une législation sur la protection des victimes de viol afin de garantir que des preuves non pertinentes et préjudiciables ne soient pas présentées de manière inappropriée devant le tribunal dans les procès pour agression sexuelle12 ». Dans les années 1990, l’organisation a cherché à renforcer les lois sur la protection des victimes de viol en réponse à « une pratique agressive consistant à rechercher les dossiers privés et personnels des plaignantes dans les procès pour agression sexuelle », notamment les dossiers médicaux, les dossiers psychiatriques, les dossiers disciplinaires antérieurs (tels que ceux obtenus en milieu scolaire), les journaux intimes et les notes rédigées par les thérapeutes dans les centres d’aide aux victimes de viols. [12]

Image : Stephen Bindman, « Journal d'une fille maltraitée au cœur d'une bataille judiciaire » (21 novembre 1994), The Montreal Gazette, boîte 25, dossier 7, fonds ANFD (10-036), Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa.

L’ANFD a fait pression avec succès pour l’adoption de la loi C-39 en 1992, qui protège les plaignantes d’agressions sexuelles contre tout contre-interrogatoire concernant leur comportement sexuel passé : « Le tribunal déclare maintenant que l’accusé ne peut jamais soulever des preuves non pertinentes. Si un accusé veut contre-interroger une femme sur son passé sexuel, il doit d’abord déposer un affidavit indiquant le lien entre cette preuve et sa défense et doit être prêt à être contre-interrogé sur cet affidavit par la Couronne. » [14]

Image de gauche : Notes de l'ANFD sur la législation sur la divulgation des documents (vers les années 1990), boîte 25, dossier 6, fonds de l'ANFD (10-036), Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa.

Communiqué de presse de l'ANFD concernant la divulgation de documents (19 janvier 1999), boîte 25, dossier 6, fonds de l'ANFD (10-036), Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa.
« Stay overturned in trial of Bishop », West Coast Legal Education and Action Fund (été 1994), boîte 25, dossier 7, collection NAWD (10-036), Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa.

L’ANFD a toutefois été particulièrement consternée par la décision de la Cour suprême de 1995 dans l’affaire O’Connor c. La Reine, qui a créé un précédent en facilitant l’accès aux dossiers personnels des plaignantes. Ces dossiers pouvaient ensuite être consultés par l’avocat·e de la défense et par l’accusé lui-même. En réponse à cette décision, Teressa Nahanee, de l’Aboriginal Women’s Center, a fait la déclaration suivante :

Dans l’affaire O’Connor, les quatre plaignantes étaient des femmes autochtones qui avaient fréquenté un pensionnat où O’Connor était leur prêtre, leur directeur et, plus tard, leur employeur. Certains de leurs dossiers ont été rédigés par O’Connor dans cette école. Nous ne comprenons pas que la Cour ait omis de reconnaître le caractère offensant inhérent des dossiers produits dans une institution vouée à l’anéantissement des peuples autochtones. Un système de justice véritablement égalitaire n’exigerait pas un accès illimité à la vie entière de ces femmes comme contrepartie à l’obtention d’une justice blanche. [15]

L’ANFD a fait valoir que ce « régime de divulgation libéralisé » avait non seulement pour effet de décourager les femmes de signaler les agressions sexuelles, mais également « d’accroître la vulnérabilité et diminuer les protections accordées aux personnes ayant des antécédents de santé mentale et à celles qui avaient été largement documentées par les agences de l’État, y compris les femmes autochtones, les femmes vivant dans la pauvreté et les femmes handicapées ». [15] Les centres d'aide aux victimes de viol et d'autres organisations de femmes ont exprimé des préoccupations similaires tout au long des années 1980 et 1990, ce qui a conduit à des poursuites judiciaires contre certains RCC pour avoir déchiqueté les dossiers confidentiels de leurs clients.

Ci-dessus : Dahlia Relch, « Le Centre s'engage à protéger les dossiers des clients » (10 décembre 1994), London Free Press, boîte 25, dossier 7, fonds ANFD (10-036), Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa.

Sean Fine, « Civil désobéissance se retourne contre les centres de crise de viol de l'Ontario » (6 décembre 1994), The Globe & Mail, boîte 25, dossier 7, fonds ANFD (10-036), Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa.

Bien qu’il soit certainement important de tenir compte des droits de l’accusé, l’ANFD a fait valoir que l’utilisation par la loi des dossiers personnels dans de tels cas était discriminatoire, en partie parce que la crédibilité des plaignant·es dans les affaires portant sur d’autres types de crimes n’avait pas à être mise à l’épreuve de cette manière. Bien que la législation sur la protection des victimes de viol ait été couronnée de succès dans de nombreux cas, des difficultés subsistent quant à la protection des dossiers personnels des femmes contre un examen excessif de la part de l’avocat·e de la défense et de l’accusé lui-même. Lors de la 14e conférence biennale de l’ANFD en 2002, Lise Gotell, professeure à l’Université de l’Alberta, a déclaré que « la résistance à la divulgation demeure un point crucial dans la lutte contre la sexualité coercitive ». Aujourd’hui, l’élimination des violences faites aux femmes reste un pilier essentiel du mandat de l’ANFD en matière de réforme juridique.

La consécration du droit des femmes à l’autonomie corporelle dans le droit canadien a toujours été une partie importante et considérable du mandat de l’ANFD. Bien que cette section ait porté sur les réformes juridiques en matière d’agression sexuelle et la violence conjugale, vous pouvez cliquer ici pour en savoir plus sur l’influence de l’ANFD dans la lutte pour la justice reproductive au Canada.

Cette exposition a été créée par Meghan Tibbits-Lamirande, conteur en résidence à l'ARCS

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OUVRAGES CITÉS

[1] “1980 Criminal Code, R.S.C. 1970, c. C-34,” A History of Canadian Sexual Assault Legislation, du site Web d'un juriste canadien Constance Backhouse, https://www.constancebackhouse.ca/fileadmin/website/1980.htm

[2] Manitoba Association of Women and the Law, Correspondance avec le bureau national, 5 mars 1992, boîte 58, dossier 14, fonds ANFD (10-036), Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa.

[3] Addario, Lisa. “Judge's Sexist Comments,” 17 février 1994, boîte 58, dossier 13, fonds ANFD NAWL fonds (10-036), Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa.

[4] Association nationale de la femme et du droit, “Draft response to judge’s sexist comments,” boîte 58, dossier 13, fonds ANFD (10-036), Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa.

[5] Branswell, Jack. "Quebec judge unapologetic for remarks about Jews and women,” The Ottawa Citizen, 9 décembre 1995, boîte 58, dossier 13, fonds ANFD (10-036), Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa.

[6] Association nationale de la femme et du droit, “Response to the comments of Judge Bienvenue,” boîte 58, dossier 13, fonds ANFD (10-036), Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa.

[7] Jones, Ryan Patrick. “Sexual assault training now required for new federally appointed judges,” CBC News, 7 mai 2021, https://www.cbc.ca/news/politics/law-training-sexual-assault-1.6017711#:~:text=A%20long%2Dawaited%20bill%20requiring%20that%20new%20judges%20agree%20to,third%20reading%20in%20the%20Senate.

[8] Graveland, Bill. “Judge in 'knees together' case admits 'non-existent' knowledge of criminal law,” The Edmonton Journal, 12 septembre 2016, https://edmontonjournal.com/news/local-news/judge-in-knees-together-case-admits-non-existent-knowledge-of-criminal-law

[9] Byfield, Ted. "Supreme Court now telling us what sexism is," The Financial Post, 15 janvier 1944, boîte 58, dossier 13, fonds ANFD (10-036), Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa.

[10] Côté, Andreé, extrait de Criminologie 24.2 (1996) boîte 34, dossier 4, fonds ANFD (10-036), Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa.

[11] Côté, Andreé, Diana Marjury and Elizabeth Sheehy. “Stop Excusing Violence Against Women: NAWL’s Position Paper on the Defence of Provocation,” avril 2000, Pub_Report_Provoc00_en.pdf (nawl.ca)

[12] Association nationale de la femme et du droit, “Notes on resolutions passed in discussion workshop,” janvier 1975, boîte 2, dossier 2, fonds ANFD (10-036), Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa.

[13] Association nationale de la femme et du droit, “Draft of Submission on proposed legislation governing access to complainants’ records in sexual assault trials,” mars 1996, boîte 25, dossier 7, fonds ANFD (10-036), Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa.

[14] Association nationale de la femme et du droit, “Rape Shield Provisions Upheld,” 2 fevrier 2001, https://nawl.ca/rape-shield-provisions-upheld/

[15] Communiqué de presse de l'ANFD, “Supreme court dodges the issues in records decisions, women’s groups claim,” 14 décembre 1995, boîte 25, dossier 6, fonds ANFD (10-036), Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa.